
La French Connection, François Salabert (1947-1990)


En avril 1990, la course d’endurance annuelle de neuf heures s’est tenue à Parker Dam, en Arizona. Parmi les concurrents se trouvaient les « Frenchies », une équipe de deux hommes venant de l’autre côté de l’Atlantique, avec une coque en Kevlar propulsée par un Mercury de 400 ch. Partis en dixième position, ils remportèrent finalement la victoire après 86 tours. C’était la première victoire française en 60 ans d’histoire de cette épreuve. L’un des pilotes, âgé de 43 ans, pensait enfin pouvoir remporter le championnat du monde de Formule 1.
Il s’appelait François Salabert. Son histoire remonte à bien avant l’époque où, malgré son anglais approximatif, il fit équipe pour courir aux côtés du duo britannique Percival/Spalding pour JPS.
François Jean Antoine Salabert est né le 1er août 1947 dans le village fluvial de Lamagistère (1 100 habitants), près d’Agen, en France.
Contrairement à la famille Brooke-Percival du Norfolk, aux Seebold du Missouri ou aux Molinari de Côme, François Salabert n’avait aucune tradition familiale dans le nautisme. Dans les années 1880, son arrière-grand-père Antoine Salabert tenait une épicerie fine. Son fils Gaston dirigeait la boucherie, puis commença à se diversifier, d’abord avec la mise en conserve de tomates, puis avec les prunes et les pommes qu’il transformait en confiture pour approvisionner les soldats pendant la Grande Guerre. François naquit alors que son père Jean prenait les rênes après la Seconde Guerre mondiale.
Enfant, François bricolait et jouait aux cow-boys et aux Indiens avec son ami et voisin Michel. Devenu adolescent, il pratiqua le rugby régional avec son ami Jean-Michel Baylet, jouant troisième ligne dans l’équipe junior de son club local de Valence d’Agen. Peu après, il se mit au karting sur le circuit local de Caudecoste. Il était prévu qu’il reprenne l’entreprise familiale et, à cette fin, il étudia la comptabilité.
Mais un jour, son cousin Michel Escudier, pilote amateur de course de bateaux à moteur, invita le jeune homme de vingt ans à une course où il l’aida comme mécanicien. En 1968, Escudier invita Salabert à co-piloter son skiff hors-bord dans une course d’endurance en Espagne, où ils se classèrent 6e. Salabert se classa ensuite 2e à Marbella, de même à Malaga, puis remporta le Grand Prix du Portugal en classe E850. Rapidement, membre du Club Rochelais de Motonautisme, le Magistérien avait progressé jusqu’à concourir dans la course des Six Heures de Paris et celle des 24 Heures de Rouen, se classant 3e au Championnat de France.
À cette époque, il avait épousé Claudine Durenque, qu’il avait rencontrée pour la première fois quand elle vendait des programmes lors d’un événement de moto-cross dans la région. L’année suivante, ils eurent une petite fille appelée Nadège, Bertrand, leur fils, arrivant six ans plus tard. À ce moment-là, ils vivaient dans un appartement dans la maison de ses parents.
À cette époque, le fabricant italien de moteurs hors-bord Carniti avait développé un moteur six cylindres en ligne, le 65, pour les Six Heures de Paris. Salabert et un autre Français, Albert Izard, devinrent leurs pilotes officiels dans la classe SD. Le Carniti avait tendance à tomber en panne. Selon le fils d’Izard, Jean-Luc : « Pendant les 24 Heures de Rouen, ils ont eu beaucoup de problèmes avec le moteur et au milieu de la nuit, quand ils pensaient que c’était fini et qu’ils pouvaient aller dormir, ils ont rencontré les ingénieurs de Carniti. Ils ont réparé le moteur et mon père a dû repartir dans le gel et la pluie, mais seulement pour quelques heures car le Carniti est de nouveau tombé en panne. » Alors qu’Izard changea son Carniti pour un Evinrude et qu’en 1975 il devint champion de France en classe SE, son ami désormais proche Salabert resta fidèle au hors-bord italien, mais pas pour longtemps.
En 1978, repérant les compétences de Salabert, le constructeur de bateaux à moteur hollandais et pilote champion Cees van de Velden lui offrit une de ses coques construites à Boxtel pour participer au Championnat du monde OE à Évian, où le Français finit second, recevant une médaille d’argent au Championnat du monde UIM O-850 de 1979. Il eut son ami Albert Izard comme co-pilote pour les Trois Heures de Viry Châtillon, remportées par Izard.
En 1980, avec le sponsoring de Bénéteau, Salabert remporta son premier Grand Prix à Bruxelles, se classa 3e au Championnat du monde de Formule Un OZ (Unlimited), fut Champion de France en Formule 3 et chronométra le tour le plus rapide (recordman) aux Six Heures de Paris. En co-pilotage avec Izard, ils avaient mené aux Six Heures de Paris pendant 5 heures et 50 minutes, quand l’hélice se brisa et ils finirent seconds derrière l’Anglais John Hill. Salabert reçut le Neptune d’Or comme « Pilote de bateau à moteur de l’année ». Non seulement il rapporta cela pour le joindre à ses autres coupes et trophées à Lamagistère, mais il monta l’hélice cassée sur un socle pour l’accompagner !
« Son style de pilotage, sans peur de la vitesse, sa soif de victoire et son audace n’avaient pas d’égal. »


Son objectif était maintenant de devenir Champion du monde de Formule Un. En 1981, il se classa 6e.
En 1982, il se classa 7e, incluant sa première course dans une coque Molinari V8 de Formule Un, concourant aux côtés des Anglais Tom Percival et Bob Spalding dans la livrée noire et or JPS, dont nous avons déjà relaté les victoires. Ils devinrent de grands amis. Y compris la nuit où, après le Grand Prix britannique à Holmepierrpont, Tom, Bob et François Salabert se déguisèrent en chemise de nuit de satin noir et longue perruque, faux seins, comme le trio pop américain numéro un des hit-parades « The Three Degrees » pour une soirée déguisée ! François gagna !
Le Français courut ensuite sur un tout nouveau numéro 12 Velden Racing/JPS avec un moteur Johnson V8 3,5 litres très puissant, et – avec Percival, Spalding, Van de Velden, Molinari et Seebold, ils concouraient devant des dizaines de milliers de spectateurs sur la rivière Allegheny lors de la Régate Three Rivers de 1982 à Pittsburgh.
1984 arriva, avec la mort de quatre pilotes de bateaux à moteur en autant de mois, culminant avec l’accident fatal de son ami proche Tom Percival à Liège. Avant la fin d’août, Cees van de Velden, avec les jeunes coéquipiers Arthur Mostert et François Salabert, annonça le retrait de son équipe Benson&Hedges Racing du Grand Prix britannique de bateaux à moteur aux Royal Victoria Docks de Londres.
Pilote expérimenté, François Salabert avait déjà subi un énorme crash lors du Grand Prix de Belgique à Coronmeuse plusieurs années auparavant. Alors, peut-être au soulagement de sa femme et de ses enfants, il passa les trois années suivantes avec Bénéteau, un fabricant de Saint-Gilles-Croix-de-Vie (Vendée) comme représentant commercial, mais libre de s’entraîner comme il le souhaitait. Cela incluait le jogging, la musculation et le golf. Pendant cette période, il continua à pratiquer en organisant et participant à des courses locales de bateaux à moteur sur le lac de Passeligne à Boé, à 12 miles de chez lui. « Pour moi, courir ici, c’est m’exprimer dans mon propre jardin devant mon public. » Sa seule autre passion était sa ville natale, où il était conseiller municipal depuis 1983. Il continuait à apprécier un match de football occasionnel au stade local avec ses concitoyens magistériens, servant d’arbitre pour les jeunes joueurs.


Mais toujours, au fond de son esprit, il y avait ce Championnat du monde insaisissable. En 1988, François partit aux États-Unis avec Cees van de Velden et ils furent rejoints par deux pilotes plus jeunes, Rick Hoffman et Benny Robertson. Ils coururent à des vitesses allant jusqu’à 250 km/h à Chattanooga, Cincinnati, Pittsburgh et Toledo. Ayant été classé 2e dans une course, puis troisième dans une autre, le manager de l’équipe Second Effort, Garbrecht, lui donna l’autorisation de gagner, s’il le pouvait, à Beaumont, Texas pour la course finale du championnat. Malheureusement, l’ouragan « Gilbert » en décida autrement et cette course fut annulée. Ainsi, le cadet de Salabert, l’Américain Benny Robertson, remporta le convoité Championnat F1 avec le Français second et le Hollandais volant Cees 6e.
François retourna en France, ayant monté sur le podium à chaque course. Dans une interview, Salabert déclara qu’il espérait un sponsoring français, sinon il retournerait aux États-Unis, certain d’être pilote pour Second Effort.
En février 1989, François eut une surprise pour sa fille adolescente Nadège :
« Il m’a dit ‘Allez, je t’emmène à Valence d’Agen pour faire tes photos d’identité.’ Je lui ai demandé pourquoi et à ma grande surprise, il m’a dit que c’était pour mon passeport. Quelques semaines plus tard, nous sommes partis pour Miami. M. Gilbert Choquet, qui construisait ses bateaux, nous accompagnait. Notre avion a failli décoller sans lui parce qu’il était en retard, alors à partir de là nous l’avons surnommé Big Gi. Pendant le voyage, j’ai vu la fierté dans les yeux de mon père. Cela a commencé à l’aéroport quand j’ai répondu au douanier en anglais. Nous avons visité le Salon nautique international. Mon père travaillait alors je me promenais autour des beaux bateaux exposés. Je me souviendrai toujours quand j’ai acheté deux thés glacés – la première fois que j’en buvais un. Quand j’ai apporté le second à mon père, il m’a demandé comment je me les étais procurés. J’ai répondu que maintenant je parlais anglais. L’accent américain est parfois difficile à comprendre comme notre accent local du Tarn-et-Garonne. Je me souviens de l’automobile de location et des motels où nous sommes restés. Un Américain qui pensait que j’étais sa femme, parce que Papa paraissait très jeune et grand comme j’étais pour seize ans et demi, j’avais l’air d’une jeune femme. Nous avons éclaté de rire. C’était un voyage inoubliable. Nous avons rapporté de beaux vêtements pour ma mère et une batte et balle de baseball pour mon frère. »
Pendant ce temps, il encourageait les jeunes pilotes français dans leurs ambitions de navigation à moteur, comme le fils adolescent de son ami Albert Izard, Jean-Luc : « Mes parents et moi vivions près de Paris à l’époque. Comme François était un grand ami de la famille, il logeait à la maison chaque fois qu’il venait dans la Capitale, il avait une clé ! Parfois, quand il m’emmenait à l’école, mes camarades de classe remarquaient ‘Tu ressembles à ton père !’ Nous avions la même passion pour les courses de bateaux à moteur alors nous partagions beaucoup de moments. Chaque fois que nous allions aux courses, je voyageais avec lui. Avec mon père, nous avons fini par courir ensemble. Au final, j’ai passé plus de temps avec FS qu’avec tous mes oncles. Pour ces quelques raisons, je le considérais comme un second père. »
Il obtint ce sponsoring de Transports Graveleau qui paya le constructeur de coques Jeanneau et leur expert, Jean-François Prémorel (Prémo) pour développer une coque révolutionnaire en Kevlar résistant, complète avec cellule de sécurité, devant être propulsée par un puissant Mercury de 400 ch. Désormais, il pouvait compter sur les services d’une assistance expérimentée aux exigences de la haute compétition. Au total, une douzaine de personnes s’occupaient des pilotes et de leurs machines, toutes concentrées sur un seul objectif : la victoire.
Revenant de sa victoire de Parker, comme d’habitude il rapporta quelques boîtes d’allumettes des hôtels et restaurants où il avait séjourné pour les ajouter à la collection grandissante de sa fille Nadège : « Les week-ends ensemble, quand mon père n’était pas parti courir, chaque samedi midi nous mangions dans une cafétéria à 3 miles de la maison. Je peux maintenant avouer qu’au retour c’était moi qui conduisais. Je ramenais toute la famille, mon père utilisant cela pour m’apprendre à conduire. Nous traversions les carrefours à un peu plus de 5 mph. J’avais 16 à 17 ans, quand la conduite accompagnée n’existait pas. Un jour il est venu à mon collège pour parler de son métier. J’étais aussi impressionnée que les autres élèves. J’ai toujours été très fière de mon père et de sa carrière. Mon père disait toujours que ‘La vie est la meilleure école’. Quelque chose que j’ai depuis transmis à mes enfants. »
Et il continuait à aller sur les parcours et à enseigner à son jeune fils Bertrand, 12 ans, à jouer au golf avec un petit jeu de clubs.
Le Français avait maintenant ce Championnat du monde en vue. S’il pouvait l’obtenir, alors peut-être pourrait-il envisager un âge mûr plus tranquille, peut-être retourner diriger l’entreprise familiale de confiture. Il avait commandé un nouveau casque de course, mais quand il partit pour l’Angleterre, il n’était pas prêt.
Le 10 juin 1990, pilotant le même bateau au Grand Prix de Bristol, au 4e tour, des milliers de spectateurs le virent heurter le mur du dock à environ 200 km/h. Il fut projeté dans l’eau tandis que le bateau pratiquement intact et sans pilote traversa le parcours pour heurter l’autre mur du dock. Bien que son corps inconscient ait été secouru de la cellule de sécurité flottante, il était mort à l’arrivée à l’Infirmerie royale de Bristol des suites de lésions cérébrales. Il avait 43 ans.
Les gens se souviennent de lui comme d’un homme modeste, généreux et bon, avec un sourire merveilleux… aimé de tous.
La veille au soir, en France, sa fille Nadège fêtait ses 18 ans avec quelques amis. Son frère Bertrand n’avait que 12 ans. La ville natale de François, Lamagistère, qu’il avait mise sur la carte du monde et où il était devenu le héros local, entra en deuil. Le nouveau casque de course fut livré cette semaine-là, trop tard.
Parmi ceux qui regardaient cette course se trouvaient Bob Spalding, se remettant de son accident de cinq ans plus tôt avec sa femme, et Gilly, la veuve de Tom Percival. Après la mort tragique de Salabert, ils cessèrent d’aller aux courses.
Plus de sept cents personnes assistèrent aux funérailles de François à l’église paroissiale de l’Immaculée Conception où il avait autrefois été baptisé.
Depuis 1972, François Salabert était le 7e pilote à perdre la vie sur le parcours « faiseur de veuves » des Docks de Bristol. Le comité de course réussit à organiser la course encore une année, mais à partir de 1992, les courses annuelles de bateaux à moteur à Bristol cessèrent. C’était la fin d’une ère.
Texte de Kevin Desmond, initialement publié dans Fast On Water Magazine.
