Portraits

Fabio Buzzi, La force du destin

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En cinquante ans d'une fabuleuse carrière, Fabio Buzzi, ingénieur, pilote, inventeur et constructeur, a marqué de son empreinte l’évolution du motonautisme de performance. Dans la lignée des plus grands, cette figure tutélaire a donné forme à ses idées comme un Italien de la Renaissance dans son atelier. Des liasses de plans aux piles de diplômes de record, Fabio Buzzi aura maîtrisé chaque phase de la concrétisation de ses projets.

Fabio Buzzi n’a jamais quitté bien longtemps sa province natale de Lombardie sauf pour aller conquérir, en compétition offshore, rien moins que 52 titres mondiaux, 22 européens, 27 nationaux, plus une cinquantaine de divers records du monde. Sa région d’origine, la Brianza, située entre Milan et Lecco, est traditionnellement tournée vers la créativité. Centre mondial de la fabrication de mobilier de design le plus contemporain, s’y activent des firmes de pointe dans de nombreux domaines au cœur d’un tissu industriel de sous-traitance particulièrement dense. Au pied des montagnes, partout, entre les collines couronnées de monastères et de cyprès, travaillent des petites usines ultra modernes dont l’architecture est au moins aussi soignée que les produits qui en sortent.

C’est dans cet environnement très stimulant qu’en 1971, le jeune Buzzi, revenu de l’Institut polytechnique de Turin avec son diplôme d’ingénieur, installe son premier studio déjà baptisé FB Design. Dès lors, l’Ingegnere ne cessera de faire preuve d’un talent et d’un courage qui forcent l’admiration. Dès 1978, il conçoit, construit et pilote un innovant petit catamaran en sandwich de fibre de verre et de balsa pour battre son premier record du monde. Dès lors, toute sa carrière semble tracée par ses choix de pionnier, déterminé à faire progresser sans cesse les carènes, les matériaux, les moteurs diesel et les transmissions à haut rendement.

Cinq décennies plus tard, les dimensions du chantier qui porte ses initiales ont beaucoup changé mais pas la passion qui l’anime. La façade dépouillée du siège de FB Design est flanquée d’une aile de métal et de verre haute comme une église qui abrite, suspendus à des filins comme en plein vol, quelques engins qui ont marqué l’histoire du sport. C’est adossé à cette volière futuriste qu’a régné Fabio Buzzi dans un univers à la fois sobre et coloré, entièrement meublé des créations de Sir Norman Foster signées Tecno.

Vitesse limitée à 3 km/h

Sur d’immenses tables, s’étalent plans, maquettes et esquisses au milieu de volumineux dossiers. S’il n’avait pas émigré au Clos Lucé, un Leonardo, quelques siècles plus tard, aurait probablement adoré revenir dans son pays travailler là… Pourtant, au-delà d’une apparente rigueur quasi-monacale, l’on œuvre ici en famille dans la grande tradition italienne. La femme et les filles de l’Ingegnere partagent avec lui l’étage de direction où vont et viennent deux chiens et des perroquets, l’emblème de la maison. Dès le portail franchi, le ton est donné avec un panneau routier qui interdit la circulation à plus de 3 km/h : « Ralentir : traversée de basset ». Aux niveaux des bureaux, on s’est habitué aux vocalises parfois stridentes – « Dring, dring… Allo ! Allo ! – Ne quittez pas !  » – lancées à répétition par les plus bavards des volatiles exotiques qui sont chez eux comme au château de Moulinsart dans Les Bijoux de la Castafiore. Sérieux et humour font ici constamment bon ménage.

Autour de la cour qui réunit les halls de construction, d’immenses portes laissent entrevoir les coques grises ou sportives en production à différents stades d’achèvement. Plus fermés, si ce n’est secrets, d’autres ateliers concoctent les fameuses transmissions mises au point derrière des vitrages translucides. S’affairent sur ce site une cinquantaine de personnes comme dans un campus dédié au progrès motonautique, sans oublier une très discrète base d’essais sur le lac de Côme, à une dizaine de kilomètres, pour compléter ce pôle d’excellence privé toujours en mouvement. Son efficacité n’est plus à prouver avec un tel palmarès. Pourtant, le fondateur de cet ensemble unique déclarait volontiers n’être pilote que par nécessité bien que reconnaissant tout le plaisir procuré par les défis et la vitesse. Mais, pas que. Quand il n’était pas au volant, Fabio Buzzi, francophone et francophile, était un bon vivant, grand amateur de bonne chère et doté d’un solide coup de fourchette.

De main de maître

La course reste le test le plus redoutable que puisse subir un bateau. Fabio Buzzi préférait le grand large et l’endurance aux circuits bien qu’il ait terminé deuxième des 24 Heures de Rouen : « Mon métier n’est pas d’être pilote mais d’utiliser la course pour mettre au point mes innovations et vendre ces technologies à des grands groupes industriels comme ZF, FPT ou MTU ». Ainsi, il a été à l’origine de Seatek qui a révolutionné le diesel hautes performances dans les années 1980 et restera toujours fidèle à ce carburant très marin. Il a aussi longtemps collaboré avec Sunseeker, pour ne citer qu’une marque. L’innovation commence toujours par une page blanche sur laquelle le geste va donner, d’un trait, naissance à l’idée que plans, calculs, prototypes et essais viendront valider… ou pas. Notre homme n’aura cessé d’élargir ses champs d’investigation en s’attaquant à nombre de défis concernant les matériaux composites, le poste de pilotage ou le rendement des hélices. Il a déposé un premier brevet dès 1980 et, aujourd’hui, plus de cinquante de ses inventions sont en application dans des domaines aussi variés que les moteurs, et les transmissions, le moulage des coques sous pression ou l’ergonomie des sièges suspendus, un facteur crucial à plus de 70 nœuds par mer formée et une résultante de son expérience de la course.

Dès le début des années 2000, Fabio Buzzi a aussi compris l’importance vitale de l’investissement, quitte à prendre des risques en apparence insensés compte-tenu de la taille de son entreprise : «  J’ai été fasciné par le potentiel du numérique. Pour quelqu’un qui avait toujours conçu et construit ses bateaux sur mannequin en bois, avec des clous, des vis et un fil à plomb, le saut a représenté une nouvelle avancée décisive. Alors que quelques grands groupes commençaient à s’équiper de fraiseuses géantes capables de réaliser un modèle à l’échelle un avec une perfection de dimensions sous tous les angles, j’ai officialisé ma liaison avec Teresa – ma nouvelle maîtresse – une superbe fraiseuse cinq axes de 24 mètres par 6…« 

Buzzi a eu aussi ses racers fétiches comme le Gran Argentina ou l’imbattable Cesa, une machine à gagner devenue le bateau le plus titré de l’histoire de l’offshore en plus de 25 ans de carrière. Baptisé Rolly-Go en 1985 avec quatre moteurs Iveco, il est devenu Luchaire en 1987, remotorisé avec quatre Seatek dernier cri. Il est entré dans la légende par son titre de champion du monde en 1988 et en 1989, piloté par Stefano Casiraghi. En 1990, rebaptisé Tecno, ce pur-sang a terminé 3° de la course Venise-Monte Carlo. Retrouvé par miracle bien plus tard en Floride, il a été restauré totalement en 2007. A son bord, Carl Gustav de Suède est ainsi devenu, à 178 km/h, le roi le plus rapide du monde sur l’eau, détrônant au passage Juan Carlos d’Espagne « limité » aux 140 km/h de son FB42 Rib signé, lui aussi, FB Design ! Avec son vénérable monocoque équipé de moteurs Fiat comme à l’origine, Fabio Buzzi va gagner la célébrissime classique Cowes-Torquay en 2008, puis en 2010, un exploit qu’il va savoir relativiser avec son humour habituel : « Cela peut aussi vouloir dire que les autres n’ont pas fait beaucoup de progrès pendant toutes ces années ! »

Le charme fatal de la Sérénissime

On n’oublie jamais la première fois. Buzzi a fait ses débuts en course en 1960 dans la Pavie-Venise, avec les papiers de son frère aîné car il est alors trop jeune pour obtenir une licence. C’est le début d’une longue histoire d’amour. En 2011, il écrira avec émotion, dans son ouvrage Progettare il futuro : « Le cours du fleuve qui relie deux grandes cités historiques me prend littéralement dans ses bras, comme dans la sinuosité des gestes d’une danse amoureuse. Et cette attraction, je la ressens de plus en plus ; ma fascination pour Venise, la lagune et les canaux ne fait que croître avec les années. Encore aujourd’hui, après une vie entière passée à lutter contre les vagues de toutes les mers du monde, je ne peux me passer du noble flegme du grand fleuve dans la lutte qu’il m’impose dans l’apparente lenteur de ses courants. Je l’ai presque toujours dominé, en trente-quatre participations à la course, dans un rapport formidablement intime avec lui. Avec ses innombrables îles à fleur d’eau, il cherche toujours à vous tendre des pièges. Une fois, j’ai abordé une de ces îles à une telle vitesse que je l’ai traversée de part en part en y creusant un profond sillon sans m’échouer. On a voulu lui donner le nom de Canal Buzzi…« 

Après bien d’autres aventures, en mars 2018, le susnommé pulvérise son avant-dernier record du monde, cette fois-ci de vitesse pure en catégorie diesel, dans ses eaux territoriales de Lecco. De cet évènement très médiatisé par le partenaire Fiat, le monde va finalement moins retenir les performances du catamaran monoplace dessiné et construit par le maestro (277,515 km/h) que l’âge du capitaine (75 ans).

Et puis, il y a cette Venise, encore et toujours, jamais vraiment absente de l’horizon. En 2019, sa tentative contre son propre record de 22 heures pour rallier Monaco à la cité des Doges – le tour de la péninsule par le détroit de Messine – se solde par un succès en 18 heures et 30 minutes. Le 17 septembre, vers 21 heures, les chronométreurs officiels enregistrent le nouveau record dans la nuit noire, s’attendant à ce que le bateau ralentisse et revienne vers eux. Mais, il continue à pleine vitesse et heurte, droit devant, un empierrement bas et non balisé du dispositif de digues de la lagune. De l’équipage de quatre, seul Mario Invernizzi, éjecté, va en réchapper et témoignera de la surprise totale du choc. Luca Nicolini, Erik Hoorn et Fabio Buzzi sont tués sur le coup. Un sillage se referme. Le destin du dernier des pilotes-constructeurs indépendants restera à jamais lié à la cité légendaire où il rêvait de s’installer bientôt pour y parachever son œuvre.

Gérald Guétat

Fabio Buzzi (1943-2019) : Une vie à plein régime

1943 :  Naissance à Lecco en Lombardie.

1960 : Débuts en compétition dans le raid Pavie-Venise.

1970 :  Diplôme d’ingénieur en mécanique de l’Institut Polytechnique de Turin.

1971 :  Fondation de FB Design et début des expérimentations dans la construction des coques composite avec âme en « sandwich ».

1977 : Fabio Buzzi commence à concentrer ses recherches sur la motorisation diesel et l’amélioration des hélices et des transmissions.

1978 : Premier titre de champion d’Europe d’offshore classe 3 et premier record du monde de vitesse en diesel sur circuit à 191,58 km/h.

1980 : Premier dépôt de brevet, début d’une longue série de plus de cinquante inventions.

1981 : Nouvelle innovation : lancement des premières coques offshore « sandwich » contre la domination des bateaux en aluminium.

1982 : Début d’une impressionnante cascade de titres de champion d’Italie, d’Europe et du monde d’offshore diesel en classe 2, 3-4 litres et 3-6 litres jusqu’en 1988.

1984 : Record du monde de vitesse en diesel unlimited

1985 : Records du monde en diesel (vitesse-endurance-1 heure)

1986 : Champion du monde classe 1, 2 et 3-6 litres. Fondation de la firme Seatek

1987 : Champion du monde classe 3-6 litres

1988 : Record du monde de vitesse en diesel. Champion du monde en classe 1

1989 : Champion du monde en classe 1

1992 : Record du monde en diesel (en circuit) à 252,27 km/h

1999 : Record Miami-Nassau-Miami à 156,12 km/h

2001 : Records Monte Carlo-Venise à 60,20 km/h et Tour de Grande Bretagne à 81,79 km/h

2004 : Vainqueur de Pavie-Venise à 198 km/h de moyenne, record Monte Carlo-Venise à 88,44 km/h et Tampa-Miami à 135,49 km/h.

2008 : Vainqueur de Cowes-Torquay

2010 : Vainqueur de Cowes-Torquay

2016 : Nouveau record Monte Carlo-Venise à 94,43 km/h

2018 : Nouveau record du monde absolu pour moteur diesel à 277,515 km/h

2019 : Nouveau record Monte Carlo-Venise à 98,82 km/h