Jean-Marie Finot, L’art de la forme
« Pourquoi tu te marres ? » Impossible de mener une conversation avec Jean-Marie Finot sans que ne revienne régulièrement cette réplique, après qu’un de ses traits d’humour eut déclenché l’hilarité de son interlocuteur. Le tout lâché avec son regard pétillant de malice, un sourire en coin et une fausse naïveté dans l’arc des sourcils. Ce jour-là, il nous comtait l’une de ses premières rencontres avec l’immense architecte naval américain Olin Stephens. « J’étais impressionné, bien sûr, mais surtout incrédule : nous ne parvenions pas à nous comprendre. » Catégorique, Stephens expliquait à son jeune confrère français que le meilleur bateau est avant tout celui qui remonte mieux que les autres contre le vent. « Aux autres allures, décrétait le maître, vent de travers ou vent portant, n’importe quelle carène avance. Non, ce qu’il faut, c’est produire les lignes d’eau les plus performantes au près serré, autrement dit des carènes fines, profondes, très lestées et bien équilibrées. Ce sont elles qui font la différence. »
Sympathique et chaleureux, Jean-Marie Finot pouvait aussi affirmer une conviction en acier trempé, jusqu’à frôler parfois la limite de l’entêtement le plus absolu. Quand il ne s’aventurait pas parfois de l’autre côté de cette limite. Ce jour-là, il a refusé de céder le moindre pouce de terrain. « Non, je crois que vous vous trompez, osa-t-il répliquer. Un bateau rapide est un bateau large mais léger avec peu de creux et une bonne stabilité de forme pour pouvoir planer (monter sur sa vague d’étrave comme un hors-bord) au portant, le tout en restant facile à contrôler. Au planning on peut créer des écarts de vitesse bien supérieurs à ceux que l’on obtient au près. » « Stephens, s’étonnait Finot, ne comprenait pas. Ou ne voulait pas comprendre,. »
Et pourtant, ces deux magiciens aux idées opposées ont tous deux régné sur leur époque. Jean-Marie Finot a donné un coup de vieux à la génération des Olin Stephens et compagnie. Il a osé inventer des bateaux différents : plus puissants, plus légers, plus rapides, plus logeables mais toujours élégants.
Notre première rencontre avec ce savant cosinus aux cheveux rebelles remonte aux années soixante-dix. Il s’agissait de réaliser une interview pour le magazine Loisirs Nautiques, bible des constructeurs amateurs. A l’époque, le prototype Revolution (11,20 m x 3,90 m) armé par une bande de malouins décidés semait la terreur sur les plans d’eau britanniques. Et ce gros poisson rebondi ne ressemblait pas du tout aux fins racers d’outre-Manche, dont beaucoup étaient signés Stephens. Son tableau arrière extra-large – le qualificatif ferait sourire aujourd’hui – choquait. On demanda donc à Finot comment une carène aux fesses si généreuses pouvait se révéler performante, surtout au près serré. Et nous avons eu droit à une leçon d’architecture navale, aussi patiente que lumineuse. Les notions de puissance, de distance entre centre de gravité et centre de carène, de raideur à la toile, de symétrie des lignes d’eau à la gîte, tout ce qui a fait le génie Finot plus tard résumé dans un savoureux ouvrage illustré de la main du maître « Éléments de vitesse des coques » (Arthaud), tout cela nous fut exposé en quelques minutes.
« C’est le contraire, expliquait Finot. Ce qui fait aller vite un bateau, c’est la capacité à porter de la toile. » Il faut donc créer une carène la plus puissante possible qui tire sa raideur de sa largeur, tout en s’efforçant d’obtenir le déplacement le plus léger possible. Et en particulier éviter que l’extrémité arrière se referme comme c’était la règle à l’époque, ce qui permettait d’économiser du poids inutile. Révolution apportait une validation éclatante à cette théorie : il tenait la dragée haute à ses adversaires contre le vent et en s’envolait au portant. Mieux, avec son pont flush deck et son étrave à guibre, il se débrouillait pour dégager une élégance nouvelle, sinon intemporelle.
Pour un petit gars des Vosges, né à Épinal en pleine guerre mondiale, oser des concepts novateurs et triompher, l’exploit n’était pas mince. D’autant que Jean-Marie Finot n’entendait pas devenir architecte naval. Traumatisé par les destructions de la guerre dans sa région, ce fort en math avait décidé très tôt qu’il dessinerait des maisons. Après math sup et math spé, il intégra donc les Beaux-Arts pour devenir architecte… tout court. Et la voile dans tout ça ? Après quelques bords en dériveur sur les lacs vosgiens, ce seront les Glénans qui, comme pour beaucoup de jeunes français de cette génération, agiront comme une révélation, susciteront une vocation, et fabriqueront un destin.
Aux Glénans, Jean-Marie tombe amoureux de la mer et des rivages, s’occupe de logistique et surtout rencontre Philippe Harlé. L’inventeur du Muscadet ouvre un cabinet d’architecture navale et prend à son service le jeune Finot pour l’aider répondre à une demande exponentielle. En 1968, le jeune assistant ne tient pas spécialement à faire carrière en traçant des lignes d’eau, en calculant des coefficients prismatiques ou en débattant du nombre de Froude. Les bateaux, c’est pour le plaisir. Les maisons, c’est sérieux. Il se dessinera d’ailleurs une résidence sur la côte de l’île de Bréhat et l’intègrera merveilleusement dans le paysage de ce joyau granitique.
En attendant, s’il entend toujours dessiner des bâtiments, il veut naviguer. Comme il adore les rivages de Bretagne nord où l’amplitude des marées est colossale, il imagine pour lui-même un voilier de près de huit mètres, doté d’une dérive relevable. À la même époque, le prestigieux chantier hollandais Huisman, spécialiste de l’aluminium, cherche à construire un plan pour permettre à des régatiers de disputer la Quarter Ton Cup, le championnat du monde des voiliers habitables de huit mètres. Le hasard, ou l’entremise de Frans Maas, grand architecte néerlandais que Finot avait rencontré, ouvre la collaboration entre le constructeur Wolter Huisman et le tout jeune Finot… qui modifie ses plans et dote son prototype d’une quille fixe. Un prototype en aluminium et à bouchains vifs, qu’il baptise joliment Écume de Mer. Et si cet Écume ne gagne pas la Quarter 1968, il suscite un engouement immédiat. D’autant qu’il remporte ensuite bien d’autres trophées.
Si bien que le chantier rochelais Mallard, décide de le construire en série et… en polyester. Finot vient de changer de statut et de dimension. La vie le conduit à créer un cabinet d’architecture naval qui prend le nom de Groupe Finot, parce que le jeune créateur s’entoure de confrères architectes nommés Laurent Cordelle (grand régatier, futur vainqueur de la Solitaire du Figaro), Gilles Ollier (futur dessinateur de trimarans de légende et créateur du chantier Vannetais Mutliplast) et Philippe Salles.
Nous sommes au début des années soixante-dix et Jean-Marie Finot pousse plus loin l’audace. Son esprit mathématique le conduit naturellement vers l’informatique pour tracer et tester ses carènes. Il est ainsi l’un des premiers architectes navals au monde à concevoir ses bateaux sur ordinateur.
L’Écume de Mer connaît un succès phénoménal. Plus de mille exemplaires sortiront des ateliers Mallard. Un petit frère nommé Rêve de Mer suit bientôt le sillage de son aîné. Et des unités en aluminium, telles les « Brise de Mer », marquent leur époque. Le groupe Finot dessine aussi quantité de prototypes de course qui auréolent encore la réputation de son patron.
En 1977, désormais signature réputée du monde de la plaisance, Finot dessine le First 18 pour le chantier Bénéteau, tout juste converti à la voile pure. Ce petit croiseur de 5,50 mètres, sorte de Corsaire moderne, a tout d’un grand. Il incarne une des convictions de son créateur : un petit bateau peut donner autant de plaisir, si ce n’est plus, qu’un gros. Et plus un bateau est simple, plus ce plaisir est accessible. Le 18 sera suivi d’une famille de croiseurs de six à neuf mètres, tous remarquables. Au total le cabinet Finot dessinera une soixantaine d’unités pour le groupe Bénéteau.
En 1985, Jean-Marie Finot engage le jeune Pascal Conq, tout juste diplômé d’architecture navale, qui ne tardera pas à devenir son associé. Conq est le partenaire idéal de Finot. Souriant, audacieux, créatif, il a dessiné un prototype de régate habitable de 5,50 m -un Micro- et l’a doté d’une quille orientable…
Or en 1993, au matin de l’arrivée du deuxième Vendée Globe que remporte brillamment Alain Gautier sur un superbe ketch Finot (la première des quatre victoires successives d’un plan Finot dans le tour du monde en solitaire), nous prenions un café avec le maître. La terrasse faisait face à mer, le temps était clair, la mer laiteuse. « Retiens bien ce que je te dis, nous confia Finot. De ma vie je ne dessinerai jamais un IMOCA -un bateau type Vendée Globe- à quille pendulaire. C’est beaucoup trop dangereux. » Quand dans les années 2000, les IMOCA à quille mobile auront définitivement démontré leur supériorité sur leurs rivaux à appendice fixe, Jean-Marie Finot aura fini par se rendre à l’évidence. Et Pascal Conq, le pionnier des appendices mobiles n’y aura pas été pour rien…
Impossible d’enfermer la vie et les idées d’un tel créateur dans quelques centaines de mots. Dire qu’il a marqué son époque constituerait un sommet de l’euphémisme. Dans l’aventure millénaire de la voile, il a tout simplement suscité une révolution. Quarante-cinq milles voiliers signés de sa main et de celle de ses collaborateurs sillonnent toutes les mers du monde. A l’âge de soixante-dix ans, Jean-Marie Finot dessinait encore un dériveur original pour permettre au plus grand nombre d’accéder aux joies de la voile.
« Pourquoi tu te marres ? » Sa réplique manque déjà à tous ceux qui ont eu la chance de l’approcher. Et qui n’ont plus envie de se marrer.
Olivier Péretié