Électronique : La navigation pour tous

C’était une nuit de novembre en Manche. Le trimaran Broceliande, de classe ORMA, se rendait au Havre pour prendre le départ de la Transat en double Jacques Vabre. Étendu sur l’unique couchette de l’étroit habitacle, Alain Gautier dormait. Michel Desjoyeaux assurait le quart à la barre. Un fort vent d’ouest de force 7 propulsait le trimaran comme un boulet de canon. Mich’Desj’ semblait hypnotisé par l’écran de cinq pouces Brooks & Gatehouse sur lequel s’affichait une cartographie sommaire en noir et blanc. La marée étant contraire et le vent plein de l’arrière, le marin n’était pas ravi à la perspective d’enchaîner deux manœuvres d’empannage pour emprunter le redoutable Raz Blanchard, entre l’île d’Aurigny et le Cap de la Hague. Il savait bien que les courants peuvent y dépasser les dix nœuds et la mer devenir infernale par vent contre-courant. Exactement les conditions présentes. C’est alors qu’à force de scruter la carte électronique, il découvrit qu’il existait un passage de l’autre côté de l’île. Un passage étroit, certes, au ras des rochers, bien-sûr, mais qui dispensait d’effectuer les délicates manœuvres de changement d’amure, toujours risquées en équipage réduit, dans ces conditions. Le triple vainqueur de la Solitaire du Figaro décida d’emprunter cette passe délicate. La cartographie électronique, même encore rudimentaire, lui permit de diriger le bolide dans le sinistre « Passage du Singe », en pleine nuit et à fond de train. Un passage que les Instructions Nautiques déconseillaient formellement d’emprunter par un vent supérieur à force 5…
C’était en octobre 1999. Une décision aussi simple et rapide que celle-là aurait été impensable quelques années plus tôt. Lorsque les premiers GPS ont donné la position du bateau en coordonnées géographiques, déjà un petit miracle, il fallait prendre le temps de reporter ces données à la main sur la carte papier pour se situer. Inimaginable à bord d’un multicoque de course lancé à plus de vingt nœuds dans un endroit très mal pavé. La position affichée en temps réel sur la carte changeait tout.


La décennie 2000-2010 devait ainsi permettre une nouvelle révolution. La cartographie électronique en couleur, couplée au GPS et bientôt au pilote automatique, se répandait à toute vitesse sur les écrans des tables à carte et dans les cockpits des bateaux de plaisance. Même si les Américains, propriétaires du système de positionnement universel, dégradaient temporairement sa précision pour des raisons militaires (Guerre d’Irak en 2003), monsieur tout le monde pouvait désormais s’aventurer au ras des cailloux comme au large avec confiance : il pouvait se géolocaliser en temps réel sur une carte en couleur de plus en plus grande et de plus en plus complète, (dans certains endroits reculés du monde, la fiabilité de cette carte demeurait toutefois aléatoire). La précision du GPS approchait du mètre. Les systèmes concurrents tels Glonass (russe), Galileo (européen) ou Beidou (chinois), captés par un récepteur unique, permettaient d’augmenter encore celle-ci. L’art des anciens devenait un jeu d’enfant.
La concurrence entre les grandes marques d’électronique marine empêchait une envolée trop rapide des prix de ce qu’on nommait désormais les « traceurs » mais permettait des progrès constants dans les matériels comme dans la qualité des cartes -vectorielles, qui permettait d’inclure des représentations en image réelle du balisage et autres détails, ou raster, qui reproduisaient fidèlement la carte marine papier. A la fin de la décennie, l’extraordinaire envolée des smartphones puis des tablettes, avec leurs applis de cartographie comme de météo, multipliait le potentiel de la navigation électronique.
Face aux géants anglo-saxons tels Raytheon, qui absorbait Autohelm pour former Raymarine, B&G avalé par Navico en 2005 pour rejoindre Simrad et le spécialiste des sondeurs graphiques pour la pêche Lowrance, face à l’Américain Garmin qui devait débarquer dans le nautisme au début des années 2010, puis racheter le cartographe Navionics, face au Japonais Furuno, leader mondial de l’électronique marine professionnelle, les Français parvenaient à se distinguer. Grâce à leur sens de l’innovation et à la qualité de leurs produits. NKE, fondé en 1984 par un ingénieur breton passionné, devenait la référence des coureurs, professionnels comme amateur, en matière d’afficheurs, de capteurs et de pilotes automatiques. Le Basque MacSea, devenu Maxsea puis TimeZéro proposait les premiers logiciels de routage grand public avant de s’allier astucieusement à Furuno pour offrir des solutions complètes, tant matérielles que logicielles. Le Nantais Adrena, à ses débuts, concentré uniquement sur la course, avec des logiciels de routage sophistiqués, devait se tourner également vers la clientèle des croiseurs amateurs.

Au-delà de la question cruciale du positionnement et de la cartographie, les progrès spectaculaires de l’industrie électronique et informatique mondiale profitaient au secteur de la plaisance, française en particulier. Le système d’identification automatique des bateaux, baptisé AIS, permettait d’afficher sur la carte électronique les caractéristiques, vitesse et caps de tous les navires de commerce évoluant autour du bateau de plaisance. Bientôt, voiliers de croisière comme embarcations de pêche seraient équipés de cet indispensable appareil, cantonnant le radar -pourtant devenu plus léger et moins onéreux- aux approches de la côte par mauvaise visibilité.
Les balises de détresse, opérant jusqu’alors uniquement sur les fréquences aviation, diminuaient drastiquement leur encombrement et étendaient petit à petit leur spectre de fréquences. Elles devenaient ainsi obligatoires pour les croiseurs au grand large.
Tandis que le smartphone réduisait l’usage de la VHF (émetteur-récepteur à courte portée) aux seules communications entre bateaux et avec les capitaineries ou les services de sauvetage, le système de téléphonie par satellite Iridium renvoyait petit à petit la BLU (émetteur-récepteur longue distance), les postes de radio-amateur, ou les récepteurs de cartes météo type Nagrafax au musée. Il devint possible d’envoyer et de recevoir à bord, même loin des côtes, des fichiers météo, des routages comme des courriels…
Du côté des pilotes automatiques haut de gamme, autrefois apanage exclusif des coureurs, les télécommandes, les gyrocompas électroniques ou les capteurs de vent réel et de gîte permettaient aux plaisanciers ordinaires d’accéder à des appareils toujours plus fiables, plus simples et plus efficaces.
Il n’est pas excessif de préciser que ces progrès constants ont révolutionné la plaisance. Ils ont permis à des marins très amateurs d’explorer les rivages du bout du monde aussi bien que les criques et mouillages des littoraux familiers mais jusque-là interdits.

