Les années dorées du motonautisme

Gerald Guétat
Innovation
Sea Bird
Portée par la vague montante de la démocratisation des loisirs, la croissance du secteur de la plaisance à moteur monte en régime pour atteindre une vitesse de croisière élevée, en constante augmentation pendant toute une décennie marquée pourtant par les deux premières crises pétrolières mondiales.

En France, de 1960 à 1974, le revenu disponible des ménages qui prend en compte le revenu initial, augmenté des prestations sociales et diminué des impôts, a progressé de façon continue de plus de 11 pour cent par an. L’essor de la consommation qui s’est d’abord et surtout traduit par l’acquisition d’équipements ménagers et d’automobiles (le taux de possession d’une voiture dans la population est passé de 30 pour cent en 1963 à plus de 60 pour cent dix ans plus tard), est ensuite dirigé vers la satisfaction de nouveaux besoins comme les loisirs et l’évasion. À cet égard, les années 1970 sont marquées par l’émergence d’une nouvelle tendance dans les pratiques de plein-air liées au temps libre, exprimée d’une manière générale, par un terme d’origine américaine – plus précisément californienne – le fun, né sous l’influence de la vogue du surf.

Le fun est, en partie, un héritage de la «révolution» de 1968. Il définit une nouvelle culture du corps et du sport inspirée par la recherche de sensations, de vitesse par la glisse et de liberté. Le secteur de la plaisance n’y échappe évidemment pas.

La France est l’un des pays du monde où la démocratisation de la plaisance a été la plus forte et la plus rapide. On estime qu’environ 40 000 unités (voile et moteur) sont «en service» en 1960, 160 000 en 1970 puis près de 500 000 une dizaine d’années plus tard. Cette expansion considérable reflète logiquement des achats massifs de bateaux neufs mais aussi la longévité accrue des bateaux en fibre de verre par rapport aux unités en bois.

Dans ce contexte euphorique, la période de 1970 à 1980 est cependant marquée par les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. Le premier intervient lorsque l’OPEP décide d’augmenter le prix du baril après la guerre du Kippour, le deuxième est une conséquence de la révolution iranienne.

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Chocs Pétroliers : Impact et Adaptation

Le choc de 1973 entraîne une baisse d’environ 3 pour cent du produit intérieur brut (PIB) français. La croissance qui progressait de 5 pour cent par an depuis 1950, redescend durablement à environ 2 pour cent pendant les décennies qui suivent. Dans les stations-services, le prix à la pompe a augmenté de 20 pour cent du jour au lendemain, mais ce sont aussi les produits issus du raffinage, comme les résines entrant dans la fabrication des coques, qui vont subir aussi une forte hausse. Le second choc pétrolier, en 1979, entraînera un renchérissement des ressources énergétiques à peine inférieur mais, dans l’intervalle, l’industrie et les plaisanciers se seront adaptés.

À l’occasion du Salon Nautique de Paris en 1974, malgré un contexte international troublé et une actualité économique apparemment défavorable, des magazines influents comme Bateaux et Neptune Nautisme sont d’accord pour affirmer que la plaisance à moteur se porte bien, avec plus de 60 pour cent du total des unités enregistrées par les Affaires Maritimes et les trois-quarts des nouvelles immatriculations.

Tendances Uniformes

Les observateurs voient plusieurs raisons pour expliquer cette vague montante. En premier lieu, c’est la facilité d’utilisation qui ressort toujours en premier. Toutes les commandes principales regroupées autour du volant permettent à une seule personne de conduire un runabout de 5 mètres ou une vedette deux fois plus longue. À régime constant, il est aisé de prévoir la durée d’un parcours choisi, puis de décider d’en changer sans trop compromettre le respect de l’heure du déjeuner. L’enthousiasme des nouveaux pratiquants du motonautisme est aussi lié à la sensation de vitesse, considérée aussi comme un facteur de sécurité non négligeable pour des propriétaires peu entraînés à subir les caprices de la météo et dont le pilotage n’est qu’un loisir de vacances. Avec une coque suffisamment rapide, il est possible de se mettre plus aisément à l’abri lorsque l’on n’a pas vu venir une dégradation des conditions.

Les enquêtes montrent aussi que, d’une manière générale, parmi les plaisanciers les mieux équipés, très peu sont réellement prêts à s’aventurer dans une traversée, avec pour résultat, uneuniformisation des usages. Quelle que soit la taille du bateau, le programme de la journée reste presque toujours le même : caboter le long des côtes, passer des heures au mouillage pour le pique-nique à bord, la baignade, la plongée, ou le ski nautique pour les plus rapides. Du runabout à la vedette, en passant par le petit canot de pêche-promenade ou le pneumatique, la grande majorité des bateaux ne mesure pas plus de 5,50 mètres, constituant un ensemble varié de plateformes de loisirs, plus ou moins spacieuses, un moyen de se déplacer sur l’eau, de quitter la plage et d’échapper à la foule. Les statistiques ne sont cependant que des indicateurs très généraux qui masquent de notables disparités géographiques ou sociales dans l’hexagone : Ainsi, la Bretagne et la région Provence Alpes Côte d’Azur concentrent-elles près de la moitié de la flottille française totale. Toutefois, la proportion des bateaux à moteur par rapport aux voiliers est inférieure en Bretagne (environ 60 pour cent) que dans les autres régions où elle peut atteindre jusqu’à 75 pour cent.

Évolution des Pratiques

Pour atteindre une telle croissance dans les années 1970, la plaisance à moteur a attiré une nouvelle clientèle issue de zones géographiques sans culture maritime et l’on note que la majorité des usagers estivants en Méditerranée viennent de la région parisienne.
Les petites unités – de moins de 5 mètres pour la plupart – soit environ 130 000 bateaux en 1974, illustrent bien la démocratisation récente de la plaisance. Elles arrivent par la route, sont mises à l’eau sur leur remorque dans une descente publique puis tirées au sec de même, sans occuper de place de port. Hors-saison, elles hivernent dans des granges, des garages ou des jardins.
Dans la catégorie supérieure où l’on décompte environ 30 000 unités, les trois-quarts mesurent de 6,50 à 7,50 mètres. Les ventes en forte progression de ces day-boat ou cabin cruiser dits «habitables» témoignent bien d’un rêve d’autonomie, voire d’autarcie : passer son mois de vacances d’été à bord. Mais, en réalité, dans leur immense majorité, leurs usagers rentrent tous les soirs au port et personne ne dort à bord, préférant le vrai confort de leur résidence secondaire à proximité. Ces nouveaux plaisanciers sont les bénéficiaires directes des politiques de développement des infrastructures portuaires de plaisance de ces années-là.
Dans la France de la fin des Trente Glorieuses, comment choisir un bateau en fonction de son usage rêvé ou prévisible ? Les chantiers français qui font face à une rude concurrence américaine, italienne et scandinave, ont passé le cap de la décennie 1960 en adaptant leur outil de travail à la fibre de verre et en développant leurs capacités de production.
De nombreux «guides de l’acheteur» permettent de recenser les principaux types d’embarcation sur le marché. Bien qu’une profonde évolution se dessine, elle reste encore basée sur les cinq typologies générales héritées de deux décennies précédentes :

Pneumatiques

La plupart des unités proposées font de 3 à 4 mètres, des dimensions bien adaptées à un moteur hors-bord de 25 ch., puissance très suffisante pour le ski-nautique. Le français Zodiac avec sa célébrissime marque Bombard a désormais fort à faire face à la concurrence étrangère et en particulier italienne, dont celle d’un géant industriel comme Pirelli. Mais les fabrications françaises restent réputées pour leur qualité et leur fiabilité, en particulier celles de la firme fondée par Tibor Sillinger en 1962 et qui se concentre sur les canots pneumatiques pliables de petites et moyennes longueurs ainsi que sur les semi-rigides qui ont de plus en plus le vent en poupe. On note le lancement de quelques rares modèles de plus de 4 mètres tandis que l’apparition progressive des pneumatiques à fond en fibre de verre annonce déjà la révolution ce que l’on appellera plus tard les «semi-rigides».

Pneumatique Zodiac, Mark V ©Guy Lévèque

Coques ouvertes hors-bord ou dinghies

Dans cette catégorie traditionnelle d’entrée sur le marché du motonautisme à coque rigide, tous les constructeurs fournissent des efforts chaque année pour offrir de meilleures finitions et des lignes plus attrayantes, sans doute pour tenter de contrer la popularité montant des pneumatiques, plus abordable entre autres pour faire du ski nautique. Le chantier Cormorant ne propose pas moins d’une douzaine de 12 références dans cette catégorie d’entrée sur le marché des coques rigides, et Jeanneau une dizaine dont le Caraïbe de 4,35 mètres, jusqu’au Mustang de 5,20 mètres, disponible en version hors-bord ou inboard

Caraïbe
Mustang ©Guy Lévèque

Coques ouvertes inboard ou runabout

Situées un cran au-dessus en termes de programme et de performances, on remarque une nette tendance à l’affirmation d’un caractère sportif et d’un design plus raffiné. Les constructeurs français, généralement spécialisé initialement dans le segment des dinghies, ont fort à faire pour résister à la présence de plusieurs grandes marques américaines désormais fabriquées sous licence en Europe pour réduire les effets des fluctuations monétaires du dollar. Comme pour les dinghies, la coque en V domine toujours très largement les catalogues. On citera les bonnes performances du Miura et du San Remo de chez Rocca ou bien du RV GT Sport de Rhône-Verre.

Le «San Remo» de 5m20 de Rocca équipé du Mercruiser 110cv ©Guy Lévèque.

Day-cruisers ou cabin cruisers, hors-bord et inboard

Dans cette catégorie qui séduit toujours davantage par son potentiel d’utilisation varié, le dénominateur commun est la cabine fermée, avec possibilité de couchage occasionnel.

Les équipements en accessoires pour le camping côtier ou la petite croisière côtière sont de plus en plus inclus dans les offres, en plus des puissances en augmentation pour permettre aussi de tracter des skieurs. Pour les principaux constructeurs français, comme Jeanneau avec le Sea Bird hors-bord, Jouët avec le Carlton ou Rocca avec le Super Mistral, il s’agit généralement d’offrir, sur ce segment porteur, un complément de gamme pour tenter de fidéliser une clientèle qui les connaît d’abord pour leurs dinghies et leurs runabouts. Ce n’est pas le cas du pionnier de la catégorie Arcoa, avec ses coques de 5,70 à 6,80 mètres qui continuent une carrière commencée une dizaine d’années plus tôt.

Sea Bird

Vedettes de croisière

Dans cette catégorie supérieure, les possibilités de vie à bord sont bien réelles, avec hauteur sous barrots, bloc cuisine, WC et rangements. Les constructeurs font assaut d’idées pour trouver de l’habitabilité avec, pour objectif, la croisière familiale. L’ajout d’un fly-bridge qui est encore généralement proposé en option, devient de plus en plus la règle. Quelques modèles sont plus spécifiquement destinés à la pêche en mer, suivant en cela la vogue américaine du Fisherman.

La motorisation diesel se généralise, de plus en plus puissante et légère sur laquelle le turbo se généralise. Face aux chantiers étrangers, peu de marques françaises se risquent vraiment sur ce segment, à part ACM, Arcoa ou Jeanneau.

La notion de «yacht» ne concerne que les unités de plus de 12,50 mètres. Quelques rares constructeurs français sont présents, comme Guy Couach, avec des solutions de qualité pour le confort et l’habitabilité dans de belles finitions.

Par ailleurs, la carène à déplacement, éclipsée par la coque en V pour les unités plus petites, démontre qu’elle a encore de beaux jours devant elle avec l’avènement d’une nouvelle typologie venue des Etats-Unis, ajoutant un terme au vocabulaire du plaisancier français : le trawler. Kirié s’y positionne en lançant l’Ange de Mer de 11 mètres.

Ange de mer © Guy Lévèque

Les lignes commencent à bouger

Un nouvel acteur issu du monde de la pêche professionnelle, Bénéteau, a commencé à participer au Salon Nautique en 1965, sans trop y croire, avec une vedette en bois atypique de 5,80 mètres baptisée «Ombrine». Sous l’influence de ce chantier familial spécialisé dans le bateau de travail, comme l’est également Ocqueteau, commence une évolution marquante pour l’avenir de la plaisance à moteur française. La vedette dite de promenade donne peu à peu naissance à une nouvelle définition du traditionnel et jusqu’ici très modeste canot de «pêche-promenade». Sa silhouette change en se dotant d’une timonerie haute située vers l’avant d’un cockpit occupant toute la largeur du bateau. Ses lignes épurées rappellent la rigueur utilitaire des unités de labeur.

L’adoption de la carène semi-planante, combinée au montage de moteurs diesels inboard plus puissants à ligne d’arbre, et permet de concilier vitesse, économie et stabilité. Au milieu de la décennie 1970, l’Antares 7.50 de Bénéteau fait date par son succès croissant qui en fait un archétype du genre et entraîne la sortie d’une version 6.50 dès 1978.

Des versions hors-bord, comme l’Aliénor d’Ocqueteau, ne tardent pas à compléter les catalogues du «pêche promenade» ou «timonier» à la française, dans ses différentes déclinaisons. Même les sportif Rocca extrapole un « pêche-promenade » d’un de ses day-cruiser.

Toutes motorisations confondues, cette nouvelle typologie ne cessera plus de progresser en termes de parts de marché sur le secteur de la croisière côtière.

Antarès 7.10 ©Guy Lévèque

Au tournant des années 1980, la croissance du marché du bateau à moteur incite les constructeurs à innover pour satisfaire les attentes de plus en plus variées d’un public toujours plus exigeant et mieux informé. Les catégories et les appellations héritées des premiers temps héroïques des années 1960 sont en pleine mutation : de quatre ou cinq types, on s’apprête à passer, dans la décennie suivante, à une offre de neuf voire dix catégories dont certaines sont vraiment nouvelles par leur programme. De plus, que les unités soient utilitaires ou luxueuses, leur puissance augmente constamment, et avec elle, leurs performances, sans trop se soucier, en apparence, des coûts croissants de l’énergie comme si, plus que jamais, le motonautisme avait pour principale vocation de laisser les préoccupations du quotidien loin derrière dans son sillage.

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