Course au large, le temps des pionniers

Olivier Le Carrer
Culture
Départ de la Cowes Dinard, 1959 ©Guy Lévèque
Spécialité traditionnellement anglo-saxonne, la course en haute mer profite dans les années 1950 d'un regain d'intérêt en France grâce aux efforts conjugués de plaisanciers et de professionnels qui vont jeter les bases d'une véritable filière française.

À l’exemple de ce qui s’est passé dans le domaine de la voile légere, la période de l’après-guerre marque un tournant pour la pratique de la course-croisière, comme on appelait à l’époque ces compétitions pouvant durer de une journée à une semaine et disputées sur des voiliers servant plus souvent à passer des vacances en famille qu’à régater.

Jusque là peu concernés par les grandes épreuves organisées en Manche et de l’autre côté de l’Atlantique, les plaisanciers français commencent alors à regarder de plus près les calendriers du Royal Ocean Racing Club et du Cruising Club of America, références internationales en la matière. La participation s’intensifie peu à peu et quelques propriétaires passionnés et suffisamment motivés pour lancer la construction de croiseurs de plus en plus performants s’offrent leurs premières places d’honneur à la fin des années quarante.

Au début de la décennie suivante la flotte de voiliers habitables reste cependant modeste dans l’hexagone : à peine plus de mille unités, toutes façades maritimes confondues (ce chiffre a été multiplié par cent depuis…) dont seulement un quart pratique occasionnellement la course-croisière. Mais une nouvelle génération de régatiers, formée à l’école des plans Herbulot et Sergent, va changer la donne et finira même par inventer ses propres règles pour courir en haute mer avec des bateaux plus économiques.

Royal Océan Racing Club, Classe IV, 1967 ©Guy Lévèque

De la Bermuda Race à la course au large

Historiquement, cette discipline est d’abord l’affaire de marins anglo-saxons. Thomas Fleming Day, éditeur de la revue The Rudder – l’une des toutes premières publications américaines sur le nautisme – peut être considéré comme le père de la course au large moderne : en 1906, cet ardent promoteur de la navigation hauturière sur de petites unités créait la fameuse Bermuda Race, épreuve réservée aux voiliers de moins de 12 m sur un parcours de 666 milles, entre Brooklyn et l’archipel des Bermudes.

Les notables du New York Yacht Club, tenants d’un yachting chic avec grandes goélettes et équipages professionnels, eurent beau crier au fou, la course des Bermudes allait devenir un des rendez-vous majeurs du monde de la voile, assouplissant ensuite son règlement pour accueillir des concurrents de toutes tailles. Elle sera même associée, à partir de 1928, à une course transatlantique reliant les Bermudes à l’Europe et permettant aux équipages américains de poursuivre la saison en disputant les classiques anglaises.

C’est après avoir participé à la course des Bermudes que le Britannique Joseph Weston Martyr, ancien marin au long cours devenu journaliste, lance l’idée de créer une épreuve équivalente en Manche. Ainsi naît en 1925 la toute première course du Fastnet avec sept bateaux au départ, tous battant pavillon anglais. Le programme du RORC s’étoffe ensuite peu à peu avec notamment la création de la Channel Race en 1928, sur un parcours triangulaire de 250 milles traversant deux fois la Manche, puis la renaissance de Cowes-Dinard dans les années trente (la course s’était courue pour la première fois en 1906 avant de disparaître au début de la première guerre mondiale).

Mais les rares bateaux français engagés dans ces courses doivent se contenter de faire de la figuration face aux équipages anglais et américains, mieux entrainés et s’appuyant sur une culture plus ouverte sur le large.

Les premiers succès français

La création par le RORC en 1934 d’une course Plymouth – Belle-île – Bénodet, puis en 1939 de Plymouth – La Rochelle, constitue un premier déclic, permettant l’implication des clubs du littoral Atlantique et donnant une meilleure visibilité à la discipline en France. En 1948, la victoire de Farewell dans Plymouth – Belle-Île symbolise la motivation grandissante des plaisanciers français.

Dessiné par l’ingénieur-architecte nantais Charles Boucard, ce sloop de 14 m appartenant à Jean Marin a été construit l’année précédente à Saint-Philibert, face à La Trinité-sur-Mer, dans le chantier de “Gino”, alias Louis Costantini. Symbole d’autant plus fort que c’est à bord de ce même Farewell qu’Éric Tabarly fera ses premières armes comme équipier de course-croisière au milieu des années cinquante…

A gauche le bateau Thétis, 1951 ©Guy Lévèque

D’autres bons résultats suivent, à l’exemple de la victoire toutes classes de Fernand Hervé dans Plymouth – La Rochelle 1951, à bord d’Eloise, un cotre de 11,25 m construit par ses soins sur des plans de François Sergent.

Un succès d’autant plus représentatif qu’en un temps où l’on ne jure que par les productions anglaises, il couronne là encore le savoir faire d’un constructeur français : Fernand Hervé, ancien encadreur-décorateur et depuis toujours mordu de navigation, a créé son propre chantier naval en 1947, à l’âge de 40 ans, à La Rochelle, juste à côté de la tour de la Lanterne.

Fernand Hervé ©Guy Lévèque

Et François Sergent est un des principaux artisans de ce nouvel engouement de la plaisance française pour le large. Né en 1911 à Paris, passionné très vite par la régate – qu’il pratique tous les dimanche sur un Chat au Cercle de la Voile de Paris – ce littéraire de formation, architecte autodidacte, commence par travailler dans le bureau d’études du Suisse Pierre Staempfli (créateur du Sharpie 9 m2) avant de se mettre à son compte.

À la suite d’un concours de plans lancé par la revue Le Yacht, il signe en 1946 avec Jean-Jacques Herbulot les plans d’un petit croiseur économique, le Grondin, qui connait un succès fulgurant avec plus de cinq cents unités en chantier (amateurs et professionnels) dès la première année. À la suite d’Éloise, François Sergent conçoit de nombreux autres bateaux à succès : en 1950 deux voiliers de 10,25 m, Thetis et Carentan (ce dernier, construit chez Bonnin à Lormont, se constituera un beau palmarès en Méditerranée), puis en 1951 le très affuté Jumbo (construit au chantier de la Côte de Nacre à Courseulles), l’excellent classe III Aoufa, sorti des chantiers Moguérou à Carantec, ou encore, l’année suivante le très efficace plan de l’Aquilon, qui sera construit à quatre exemplaires – dont trois chez Fernand Hervé – et s’illustrera notamment sous le nom de Marie-Christine II entre les mains du Rochelais Jean-Claude Menu.

Parmi les bateaux imaginés dans cette période par François Sergent, l’un mérite une place à part : la Bonite, dont une quarantaine d’exemplaires seront lancés à partir de 1952 (principalement par les Constructions Navales de Loctudy et chez Silvant à Conflans). Ce voilier de 7 m, construit le plus souvent en petites lattes de bois collées, est en France la première série habitable pensée pour courir au large (le très performant Belouga, dessiné en 1946 par Eugène Cornu, restant pour sa part destiné aux plans d’eau abrités). Le beau palmarès de la Bonite Gaspard de la nuit dans les classiques en Manche témoigne des qualités marines du bateau.

Lancement de l’Aoufa II, 1958 ©Guy Lévèque
Bélouga 1947-1960 ©Guy Lévèque

Des alternatives au RORC

Les petits habitables comme la Bonite ou le Jauge C – un habitable performant de 6,60 m en contreplaqué conçu en 1953 par Louis Costantini – courent alors pour la plupart selon les règles de la classe C, catégorie créée en 1952 en France par l’Union Nationale des Croiseurs pour accueillir les unités inéligibles à la jauge du RORC. Celle-ci n’admettait en effet à l’époque que les voiliers d’au moins 19 pieds de rating (ce qui correspond à une longueur de coque voisine de 10 m).

Ledit rating résultant d’une formule mathématique prenant en compte différents paramètres pour évaluer le potentiel de vitesse de chacun. Il détermine le classement en temps compensé, seul moyen d’assurer une certaine égalité des chances entre bateaux aux performances différentes. Les grandes classiques vont longtemps rester réservées aux trois classes du RORC (classe I : 36 à 70 pieds, classe II : 27 à moins de 36 pieds, classe III : 19 à moins de 27 pieds), avec même certaines restrictions, les classes III n’obtenant le droit de courir le Fastnet qu’à partir de 1953.

Depart Jauge C Marseille © Guy Lévèque

Pour avoir un panorama complet des classifications en vigueur dans ces années cinquante, il faut aussi évoquer la jauge des cruiser-racers (CR) initiée par l’Union du Yachting Scandinave en 1949 et visant, sur le modèle de la jauge métrique, à faire courir en temps réel des bateaux au potentiel comparable.

Elle va notamment inspirer en France l’architecte Eugène Cornu, auteur des 12 m CR aux palmarès bien fournis Striana et Hallali – respectivement construits en 1955 et 1956 aux chantiers Jouët à Sartrouville – et du très élégant Men Cren, 9 m CR lancé en 1955 par Pichavant à Pont-Labbé.

Striana ©Guy Lévèque

Un autre plan Cornu – construit également chez Jouët – marque un tournant important au début de cette décennie : le classe I Janabel, appartenant à Jacques Barbou, est en 1952 le premier bateau français à participer à la course des Bermudes puis à la Transatlantique. Il faut ajouter à cette galerie de pionniers le classe III Danycan – signé encore d’Eugène Cornu – construit en 1949 au chantier de Pierre Delmez au Perreux-sur-Marne, puis basé à La Rochelle, qui s’est offert de nombreux succès aux mains de son deuxième propriétaire, Michel de Rosanbo, embarquant lui aussi à l’occasion un jeune équipier nommé Tabarly.

D’autres architectes s’impliquent dans cette quête de performances, comme Jean Knocker avec son Peter Pan, construit en 1953 chez Pouvreau, ou Henri Dervin, auteur de nombreux plans dont le très bon classe III Kraken II, sorti en 1949 du chantier Le Gourriérec à Ploemeur.

La Méditerranée participe évidemment au développement de la course-croisière. Née en 1953, la légendaire Giraglia relie chaque année un port français et un port italien en virant le phare du même nom au nord du cap Corse. Et dès le milieu des années cinquante un grand nombre de compétitions – dont les parcours peuvent aller jusqu’à 200 milles – sillonnent tout le littoral, du Roussillon à Menton. Elles sont souvent organisées en liaison avec les clubs des pays voisins, à l’exemple des courses reliant Sète, Port-Vendres et Arenys de Mar côté espagnol, ou des parcours allant de Saint-Raphaël vers San Remo, Alghero (Sardaigne) et Anzio sur les côtes italiennes.

Et les constructeurs talentueux ne manquent pas dans les ports méridionaux, à l’image de Jean Boudignion, sur les bords du canal d’Arles, de Haris à Antibes, ou d’Édouard Chabert à Marseille, dans l’anse du Pharo, qui lance en 1958 Stemael III – également sur plans Sergent – un classe II RORC avec lequel Xavier de Roux, futur président de la FFYV, s’offre plusieurs victoires. C’est aussi à Marseille, au Chantier Naval du Lacydon, que sort en 1959 une étonnante machine de régate, le Flying Forty, née de la collaboration de Jacques Gaubert et d’un jeune architecte promis à un bel avenir, Michel Bigoin.

Détail du pont d’Hallali, 1956 ©Guy Lévèque
Lancement du Janabel des chantiers Jouët, 1951 ©Guy Lévèque
"On sortait de la guerre, on se foutait de mal bouffer, de dormir n'importe où, de ne pas prendre de douche. On courait au large et c'est tout ce qui nous intéressait !"
Alain Maupas

Un vent de légèreté

Malgré cet engouement tout neuf, les coureurs français peinent encore à contester la domination anglo-saxonne sur les épreuves majeures. En témoignent les résultats de l’Admiral’s Cup, compétition par équipes créée en 1957, pour laquelle la France mettra longtemps à pouvoir rassembler trois grands bateaux compétitifs au plus haut niveau.

C’est une nouvelle génération, rompant avec les pesanteurs du yachting traditionnel, qui va réaliser le pas décisif. Le mouvement s’amorce au Havre avec de jeunes régatiers formés au dériveur léger sur la Seine, entre Rouen et Duclair. Ils rêvent de courir au large et, faute de trouver leur bonheur sur les rares classes II ou III havrais et deauvillais pratiquant la course-croisière, décident de se débrouiller tout seuls. Leur modèle c’est le Junior Offshore Group, fondé en 1950 par Patrick Ellam avec la complicité de John Illingworth et d’autres grands noms de la voile britannique pour encourager la course hauturière sur les petits bateaux oubliés par le RORC.

Ils traversent la Manche avec leurs plans Herbulot, Corsaire – dont sortira bientôt une version JOG, avec une quille fixe et un cockpit plus protégé que le standard – ou Cap Horn. Au passage, ils imposent un style de navigation plus sportif, n’hésitant pas à rester au rappel dans les filières pendant les parcours de nuit, et rivalisent vite avec les meilleurs Anglais. Parmi les inconditionnels de ces bateaux accessibles, on trouve notamment les frères Maupas – Alain et Didier – et Alain Gliksman qui seront avec d’autres mordus à l’origine de la création au tout début des années soixante de l’équivalent français du JOG : le Groupe des Croiseurs Légers, vivier prolifique de nouveaux talents, qui fusionnera plus tard avec l’Union Nationale des Croiseurs pour former l’UNCL.

Alain et Didier Maupas, proches de Jean-Pierre Jouët, participeront à partir de 1962 aux succès sur l’eau du tout nouveau Golif, premier voilier habitable en polyester du chantier de Sartrouville. Surtout, ils seront les rouages essentiels d’une véritable révolution en 1964 : la toute première victoire française dans le championnat du RORC, toutes classes confondues, avec Pénélope II – version de série du classe III Pen ar Bed dessiné par Pierre Lemaire – en compagnie de leurs compères habituels Hubert Lepicard, Jackie Destailleurs et Roland de Greef. C’est la fin du monopole anglais, une page se tourne…

Golif, 1961-1966 ©Guy Lévèque

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