Le succès des salons nautiques à flot

François-Xavier de Crecy
Culture
Cannes, 2019 ©Françoix-Xavier de Crecy

Au début, il n’y avait pas de salons nautiques : il n’y avait que LE Salon Nautique, celui de Paris initié sur les berges de la Seine et au Grand Palais en 1926, installé au CNIT en 1962 puis à la Porte de Versailles en 1988. Dans les années 90, c’est donc sur la moquette du Hall 1 du Parc des Expositions qu’on vient découvrir les derniers bijoux de l’industrie nautique française, dévoilés jusque dans leurs œuvres vives (leur carène) pour le plus grand bonheur d’un public mêlant badauds et authentiques passionnés. A cette époque, les salons à flot ne sont que des manifestations locales, voire régionales. Le Grand Pavois rochelais a ouvert ses pontons pour la première fois en 1973, sous l’impulsion d’une association fédérant la plupart des professionnels de la cité charentaise – qui est à l’époque la Mecque de la voile française, bien plus que La Trinité-sur-Mer ou Lorient. Ce premier Grand Pavois marque tout de suite les esprits, notamment grâce à l’arrivée en plein salon du fameux Damien de Jérôme Poncet et Gérard Janichon. En 1977, c’est un autre Salon de la Navigation de Plaisance qui ouvre ses portes dans le Vieux-Port de Cannes. Une quarantaine de bateaux à flot, une façon comme une autre de profiter d’une belle arrière-saison sur la Côte… Mais pour les passionnés, c’est à Paris que ça se passe. L’économie des salons va suivre cette logique jusqu’à la fin du siècle. Sa dernière décennie marque le zénith de la grand-messe parisienne avec environ 300 000 visiteurs par an. La date, peu avant Noël, est entrée dans les mœurs. Au Salon Nautique, on vient de son quartier maritime comme viennent les paysans de leur province au salon de l’Agriculture, parfois en couple ou en famille, en en profite pour aller voir la tour Eiffel, parfois entre copains de bordée et on va alors s’encanailler dans les cabarets de la rive droite… Ajoutons que la date convient parfaitement aux constructeurs qui signent à Paris des ventes initiées en saison ou sur place, pour ainsi dire sur un coup de tête. Parce qu’il y a à Paris cet enthousiasme et cette ferveur. A la fin de la foire, les grands faiseurs vendéens ou charentais font leurs comptes et peuvent construire le plan de charge qui leur permettra de livrer leurs clients avant l’été, de telle sorte que le Salon de Paris s’inscrit parfaitement dans le calendrier industriel du secteur.

Le Grand Pavois, La Rochelle 1973

Et puis cette belle mécanique va se gripper au début des années 2000, et ce pour plusieurs raisons. Des raisons de fond, au premier rang desquelles la part croissante de l’export dans le chiffre d’affaires des grands constructeurs. Quand 70% de votre production part aux Etats-Unis et en Europe du nord, vous investissez moins sur le marché français. Des raisons également liées à l’air du temps, qui est désormais à l’allègement de l’impact carbone des entreprises. A l’heure du réchauffement climatique, est-il encore raisonnable de faire rouler des dizaines de convois exceptionnels venus de Charente-Maritime, de Vendée, d’Allemagne et d’Italie ? D’autant que la voierie des derniers kilomètres en région parisienne n’est pas vraiment adaptée à ce genre de cargaison. Or les grands bateaux, à l’image du CNB 76 qui défraie la chronique du Salon rebaptisé Nautic en 2016, sont ceux qui font rêver et aimantent le public. Mais il faut reconnaître que la mauvaise conscience écologique des grands constructeurs masque souvent des préoccupations plus terre-à-terre, liées tout simplement au coût jugé exorbitant des salons indoor comme celui de Paris. Il y a le budget du transport des bateaux, bien-sûr, mais aussi le coût du stand et de ses suppléments (énergie, wifi…) et enfin le séjour des équipes dans la capitale, car ce Salon dure dix jours, soit près de deux semaines en comptant les montage et démontage de stand. Or les ventes réalisées pendant le Salon, souvent à la faveur des traditionnelles remises attendues par tous les clients, ne suffisent plus forcément à justifier ces dépenses. Certes le Salon est aussi une grande opération de communication aux résultats difficiles à quantifier, mais d’une façon ou d’une autre, le compte n’y est plus. Dès les années 2010, le cercle vicieux du déclin s’enclenche à la Porte de Versailles : les chantiers français majeurs exposent moins de bateaux, les étrangers renoncent souvent à présenter leurs nouveautés. L’aide des régions permet encore aux petits chantiers d’animer la semaine parisienne, et le hall Equipement reste très actif, mais le ver est dans le fruit. La fin du London Boat Show en 2018 sonne comme un avertissement. L’immense Boot Dusseldorf semble encore intouchable, et pourtant même au bord du Rhin les mêmes causes vont bientôt produire les mêmes effets. A Paris, dès les années 2020, rien ne va plus, et la FIN (Fédération des Industries Nautiques) voit dans la dénonciation du contrat la liant à Reed Expo, l’organisateur du Nautic, l’occasion de reprendre la main et de redresser les comptes. D’autant qu’elle joue un coup de billard à deux bandes en prétendant aussi écarter Reed du Salon de Cannes. Or ce deuxième coup est déterminant, car le rendez-vous azuréen devenu en 2014 le Cannes Yachting Festival a pris une ampleur internationale. Les chantiers ne peuvent plus ignorer ce salon fréquenté par les clients les plus fortunés, qu’ils viennent d’Europe du nord, de Russie ou des Emirats.

Nautic, 2010 ©François-Xavier de Crecy
Cannes, 2018 ©François-Xavier de Crecy

Le Vieux-Port de Cannes accueillait 250 bateaux en 2000, il en reçoit 500 en 2010, 700 en 2024 ! Il a dû s’étendre sur un deuxième bassin – le Port Canto qui accueille les voiliers depuis 2019 – et devient l’un des trois grands rendez-vous de la planète nautisme. La stratégie de la FIN, en remettant la main sur les deux grands salons français, est donc limpide : profiter pleinement des revenus (considérables) du salon de Cannes pour maintenir Paris, voire investir dans un salon parisien renouvelé. Las, rien ne se passe comme prévu au plan judiciaire, et le contentieux qui oppose la FIN et son prestataire Reed Expo devenu RX France connaît en décembre 2023 un dénouement favorable au second. La Cour de cassation confirme la précédente décision de la cour d’Appel, et RX acquiert la garantie d’organiser le salon de Cannes jusqu’en 2041. La FIN avait bien eu gain de cause pour celui de Paris, mais sans les revenus de Cannes, comment le relancer ? La reprise par la FIN du plus modeste mais très dynamique Salon du Multicoque (Multihull Show), lancé et développé à La Grande Motte par Frédéric Morvan et Philippe Michel, ne suffit pas à sauver Paris. L’équipe de Nautic Festival, la filiale qu’elle a créé pour ses salons, s’y essaie en vain et la FIN jette l’éponge après l’édition 2022. La dernière ? Rien n’est moins sûr, la FIN a lancé pour l’hiver 2025 un nouveau projet de salon au Parc des Expositions du Bourget (Paris Nautic Show), nombre de professionnels ayant mesuré après son abandon les avantages d’un tel salon hivernal… Qui vivra verra. Mais la tendance semble claire depuis le début des années 2010 et un peu avant : ce sont désormais les salons à flot qui tiennent le haut du pavé. D’Amsterdam à Gènes en passant par Southampton, et Barcelone, les passionnés se pressent sur les pontons pendant tout l’automne. Le Grand Pavois rochelais, s’il ne peut prétendre à l’euphorie économique cannoise, bénéficie d’un solide ancrage dans le cœur des passionnés de voile qui explique en grande partie sa résilience. Là comme ailleurs, le public aime désormais rêver devant des bateaux présentés en plein air et dans leur élément, loin de la moquette de la Porte de Versailles et des halls de Dusseldorf de plus en plus clairsemés.

Grand Pavois, La Rochelle, 2022

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