Le développement du sur mesure
L'aventure CNB
Le plus extraordinaire dans l’aventure de Constructions Navale Bordeaux (CNB), c’est que ses deux protagonistes n’ont cessé de se réinventer. Au début des années 80, rien ne les destinait à devenir les leaders français de la construction de grands voiliers de luxe à l’unité.
Ils n’étaient ni managers, ni ingénieurs, encore moins financiers ou designers. L’un avait commencé sa vie d’adulte comme footballeur professionnel, l’autre comme skipper de charter. Mais les océans avaient donné à l’un comme à l’autre une solide formation nautique.
Le français Olivier Lafourcade avait construit en amateur un grand ketch en ferrociment. Le franco-allemand Dieter Gust avait lâché les crampons pour se reconvertir en chaudronnier naval. Le premier finançait son voyage en accueillant des hôtes payants à bord, une activité de charter encore balbutiante dans les années soixante-dix. Un heureux concours de circonstances lui avait permis de remplacer son rustique Ferrossimo par un splendide Swan 65 (un ketch de vingt mètres baptisé Shaïtan), financé grâce aux avances des fidèles clients qu’il embarquerait autour du monde. Le deuxième préparait son grand voyage, tout en travaillant dans un chantier naval du sud de la France.
Leur rencontre doit tout au hasard. En 1980, Olivier avait vendu le Swan et co-organisé la construction d’un ketch en aluminium de près de 23 mètres, sur plans de l’architecte néozélandais Ron Holland. Pour cela, il avait fait appel à NAVIRAL, une équipe de professionnels dirigée par Nicolas Claris, à Biot. Le nouveau bateau, Shaïtan of Tortola, était conçu pour le charter de luxe. Avec NAVIRAL, Olivier avait réuni les spécialités nécessaires et loué pour son compte un des hangars du chantier naval où œuvrait Dieter. L’ambiance de cet atelier ne pouvait qu’attirer Dieter, qui se joignit rapidement à cette équipe. Une fois la construction achevée, notre ancien pro du ballon rond largua les amarres, cap sur les Caraïbes, où il devint à son tour skipper de charter. Pendant ce temps, à bord de son grand ketch, Olivier se lançait dans un nouveau voyage au long cours.
Une idée folle
Fin 1984, ce grand marin cessait de bourlinguer. Hésitant sur son avenir, il avait finalement décidé de monter un bureau d’études et de conseils. Il entendait accompagner les futurs propriétaires de grandes unités dans leur démarche et superviser la construction de leurs prototypes. Par relation, Olivier était entré en contact avec un premier client. Cet Américain fortuné avait commandé un Ron Holland en Espagne.
Comme le monde des « one off » est petit, Dieter l’avait appris. Lui-même pilotait au même moment la construction de deux sisterships de 22 mètres dessinés par le jeune surdoué français Philippe Briand. L’un pour un client, l’autre pour lui-même. Dieter avait beaucoup apprécié les aménagements imaginés par Olivier pour son ketch Ron Holland. Il lui demanda donc de concevoir ceux des deux plans Briand.
Un chantier vendéen, jusque-là réputé pour ses unités de série comme de course en aluminium, avait achevé la construction du premier de ces deux sisterships, baptisé Château Beaumont. Les choses se compliquèrent peu de temps après le début des travaux sur le futur bateau de Dieter. En effet, l’entreprise vendéenne déposait le bilan, un mois seulement après avoir encaissé le premier acompte ! Aussi frustré que furieux, Dieter décidait d’embaucher quelques-uns des salariés laissés comme lui sur le carreau, pour terminer son bateau.
Et il posait la question à Olivier : «Pourquoi ne pas créer un chantier spécialisé dans la réalisation de grands monocoques sur mesure ?» A l’époque en France, les ateliers capables de réaliser des grands voiliers de luxe ne se comptaient même pas sur les doigts d’une main. Seul, le chantier Tréhard à Antibes, semblait posséder le savoir-faire nécessaire.
Or à eux deux, Dieter et Olivier pouvaient se lancer dans la construction navale avec deux projets sûrs. En effet, un autre propriétaire avait requis les services d’Olivier, après avoir éprouvé une déconvenue majeure en Nouvelle Zélande : au moment même de signer le bon de commande, le chantier kiwi pressenti avait brutalement augmenté ses tarifs de 20%.
Parce que dans ce genre d’épopée, tout arrive souvent en même temps, Olivier avait parallèlement accepté la fonction de «project manager» (superviseur) pour la réalisation du nouveau voilier de luxe que souhaitait commander le client de Dieter. L’heureux propriétaire de Château Beaumont avait réalisé qu’il voulait un bateau plus grand. Olivier avait donc préparé, pour chacun des deux dossiers, un cahier de spécifications épais de 120 pages, une première à l’époque en France. Il avait aussi incité chacun des futurs propriétaires à commander les dessins de leurs rêves au prestigieux German Frers. L’Argentin était alors l’architecte naval le plus coté dans le monde des grands voiliers.
Fonder un nouveau chantier pour construire ces deux grands monocoques, une idée folle ? Non, une occasion trop belle. Ils foncèrent.
Bordeaux, un site idéal
Dieter s’était déjà mis en quête d’un site du côté des Sables d’Olonne. Il était aussi entré en contact avec les autorités girondines, qui souhaitaient redonner vie aux anciens Ateliers et Chantiers du Sud-Ouest, un constructeur de grands navires disparu deux ans plus tôt, dont les installations en bord de Garonne étaient à l’abandon. Les atouts du site étaient évidents : une surface très importante, des hangars existants, un accès direct au fleuve, suffisamment profond à cet endroit pour la mise à l’eau de grandes unités. Il y avait aussi la proximité d’un aéroport international et les capacités hôtelières d’une grande ville. Mais avant tout, aux yeux des deux audacieux, le nom de Bordeaux, connu dans le monde entier, donnerait à leur marque une notoriété internationale immédiate.
Il restait seulement à tout inventer. En commençant par la création d’une société anonyme dotée d’un capital de départ suffisant. Après négociations, le propriétaire de Château Beaumont acceptait de prendre 56 % des parts de la nouvelle SA. Dieter et Olivier s’assuraient la minorité de blocage avec 34 % et le Crédit Agricole prenait l’essentiel des 10 % restants.
Les deux futurs constructeurs avaient donc les moyens d’acquérir deux des hangars bordelais érigés sur un peu plus d’un hectare de terrain. Ils invitaient German Frers à découvrir les locaux du nouveau chantier qu’ils avaient fièrement baptisé Construction Navale Bordeaux.
Le maître argentin fit preuve d’un flegme certain. Hébergé dans un deux étoiles, lui l’habitué des palaces, l’homme de l’art ne sembla pas plus inquiet que cela en découvrant la friche industrielle désertée, les hangars vides où régnaient une chaleur accablante -nous étions en août 1987- l’absence de tout équipement, excepté la table à dessin Ikea et les quelques meubles disparates réunis à la hâte. S’il s’aperçut qu’un générateur portable fournissait l’électricité, en attendant le raccordement au réseau, il n’en fit pas la remarque…
Côté main d’œuvre, en revanche, l’aluminium s’imposant comme le matériau idéal pour la construction à l’unité, les deux entrepreneurs n’avaient que l’embarras du choix. Ils recrutaient quelques-uns des spécialistes, chefs d’équipes, chaudronniers et autres soudeurs des anciens Ateliers, tous parfaitement compétents en matière de construction en métal.
Les deux dirigeants novices avaient divisé leur stratégie de construction en douze étapes (coque et pont, gréement, accastillage, aménagements, menuiserie, électricité, plomberie, peinture etc.) et bâti simultanément un plan comptable. Très vite, ils se répartissaient les tâches selon leurs affinités : finances et management pour Dieter, technique et mise en œuvre pour Olivier, qui prenait la direction du bureau d’études.
Les premiers chefs d’œuvre
Après deux ans d’une activité frénétique, le tout nouveau chantier CNB livra ses deux premières unités, à deux mois d’intervalle seulement : un sloop de 28 mètres, le splendide Mari-Cha II, et un magnifique ketch de 26,50 mètres, Château Branair, le successeur de Château Beaumont. Nous étions alors fin 1989.
Avant même la fin de la construction des deux premiers voiliers, un client bordelais avait commandé un 76 pieds Frers. Ce qui ne faisait que repousser une échéance redoutable, rapidement identifiée lors des réunions stratégiques de l’équipe de direction. Personne ne connaissait encore CNB. Ses dirigeants n’avaient pas eu la disponibilité nécessaire pour se soucier de publicité. Certes, ils pouvaient désormais citer deux superbes unités comme preuve de leur savoir-faire. Mais auprès de qui ? Leur carnet de commande était vide. Leur entreprise, bientôt forte d’une cinquantaine de salariés, n’avait pas de nouveau client.
Comme la chance sourit aux audacieux, une loi allait les sauver : pour doper l’économie de ses DOM TOM, la France adoptait un dispositif de défiscalisation connu sous le nom de loi Pons. Ce qui permit aux banques et organismes de crédit de monter des dossiers de financement de bateaux, tous destinés à exercer une activité de charter dans les départements et territoires d’outre-mer. Des bateaux qu’il fallait bien construire.
Tout se passait donc comme si les banques trouvaient des clients pour CNB. Qui se lançait dans la construction de sloops signés Philippe Briand, long de 23 mètres, extrapolations de Château Beaumont, tous évidemment fortement personnalisés.
Les planètes s’alignaient. En 1991, CNB exposait au salon nautique de Cannes une spectaculaire réalisation signée Briand et baptisée Grand Bleu. Succès immédiat. Éric Tabarly lui-même avait tenu à visiter le joyau. La marque CNB était maintenant connue, ses chefs d’œuvre reconnus.
Un actionnaire de référence
Ce qui ne mettait pas ses fondateurs à l’abri des déconvenues. En début d’année suivante, un propriétaire espagnol mis fin brutalement à sa commande d’un grand sloop de 34 mètres sur plan de l’architecte français Gilles Vaton. Tout se passait à merveille, jusqu’au moment où le futur propriétaire s’enquit de la nature de la garantie que proposait CNB. La garantie ? Quelle garantie ? C’était pourtant simple : qu’arriverait-il si le chantier faisait faillite avant la livraison du bateau, mais après le versement d’acomptes de plusieurs millions de francs ? Les deux jeunes patrons n’avaient pas de réponse, la négociation s’arrêta net. Et l’affaire leur échappa.
C’est alors qu’ils se rendirent compte de la fragilité de leur entreprise. Seul un actionnaire de référence serait en mesure d’offrir la fameuse garantie de bonne fin. Ils prirent donc contact avec trois poids lourds de la plaisance : Jeanneau, Wauquiez et Bénéteau. Le courant passa très vite avec ce dernier.
L’entreprise de Saint-Gilles-Croix-de-Vie racheta les parts du propriétaire actionnaire et celles du Crédit Agricole pour monter à 66 % du capital. L’affaire se conclut en toute confiance, sur la seule parole des hommes. Pour CNB, désormais partie intégrante d’un groupe en pleine expansion, l’horizon s’éclaircissait.
Et l’aventure continua. Après plusieurs plans Frers, CNB construisit en treize mois -et sans l’assistance du moindre logiciel 3D, inaccessible à l’époque- un plan du Néozélandais Bruce Farr, long de 32 mètres. Une unité impressionnante dotée d’une piscine et d’un ascenseur, mise à l’eau en 1994…
Pour lisser les ruptures du plan de charges entre deux commandes, les deux dirigeants lancèrent la construction de grosses vedettes à moteur, destinées au transport de passagers. Ces dernières avaient l’avantage d’occuper soudeurs et chaudronniers, pendant que gréeurs, accastilleurs, menuisiers, plombiers et électriciens travaillaient à équiper et aménager les coques des voiliers.
Mais déjà, un autre tournant se profilait. Les matériaux composites (verre, carbone, balsa, résines) commençaient à détrôner l’aluminium. Influencés par la compétition, les clients réclamaient ces nouveautés et les architectes navals les poussaient naturellement vers cette évolution. Maître de l’aluminium, CNB n’avait ni compétence, ni personnel, ni équipement en matière de construction composite.
Le carbone et les catamarans Lagoon
Or en 1995, le groupe Bénéteau avait repris les rênes de son grand rival Jeanneau, lequel détenait un remarquable savoir-faire en ce domaine, grâce à JTA (Jeanneau Techniques Avancées), son atelier de fabrication de prototypes de course. Parallèlement, le chantier des Herbiers s’était lancé, sans beaucoup de succès à l’origine, dans la construction de catamarans de croisière en polyester, sous la marque Lagoon. CNB n’occupant pas, loin de là, tous les terrains des anciens Chantiers du Sud-Ouest, sur la suggestion de Dieter, le groupe Bénéteau décida logiquement d’y transférer les compétences de JTA et la division catamarans de Jeanneau. C’est ainsi que CNB put répondre aux demandes de fabrication en carbone et élargir considérablement son périmètre d’activité. Si les « one off » constituaient toujours sa marque de fabrique, la croissance spectaculaire de Lagoon au tournant du siècle grâce au 410 puis au 380 devait petit à petit permettre au chantier bordelais de changer de dimension.
En1996, dans l’incapacité de suivre l’augmentation de capital nécessitée par l’arrivée de Lagoon, les deux fondateurs revendaient leurs parts à Bénéteau. Le numéro un mondial du voilier détenait ainsi CNB à 100 %.
Les premiers grands sloops en carbone touchaient l’eau à la toute fin de la décennie. En 2002, le fantastique Only Now, faisait sensation. Ce sidérant plan Frers de 32 mètres à quille pendulaire remportait de nombreuses distinctions. Il portait fièrement la marque CNB. L’entreprise comptait désormais parmi les acteurs majeurs de la construction de grands voiliers sur mesure. Sa réputation avait gagné le monde entier. Elle rivalisait avec les chantiers allemands, hollandais ou néozélandais.