Multicoques de croisière, une révolution française

Olivier Le Carrer
Innovation
Blue II ©F.Allain
Marginal jusque là, le marché des multicoques habitables a rapidement changé de dimension en France à partir de 1983 avec la sortie de modèles innovants et l'implication de nouveaux constructeurs stimulés par le succès de ces bateaux en location.

Partir en croisière à bord d’un multicoque ? Il n’en était guère question sur le littoral français dans les années soixante et soixante-dix. Hormis les quelques séries britanniques importées timidement, les productions hexagonales se comptent alors sur les doigts d’une main. Pionnier du genre, André Allègre a créé le chantier Catalina, à Sète, où il dessine et produit une gamme complète de trimarans, du Samoa de 7 m à l’Australia de 12 m (et plus tard, l’Allegro, de 8,30m). Mais la diffusion reste très limitée. Chez Multicoques France, à Pauillac, la famille Gancel – père et fils – construit aussi des croiseurs de toutes tailles, sur deux ou trois coques, à l’exemple du Sunrise Viking, confortable catamaran de 13 m pensé pour la navigation hauturière. Là encore, la production reste celle d’un petit chantier à l’unité. Le multicoque habitable le plus connu à ce moment en France est l’Iroquois, catamaran de 9,40 m dessiné par l’Anglais Rod Macalpine-Downie (qui concevra plus tard les mythiques engins de vitesse Crossbow et Crossbow II). L’Iroquois doit sa popularité à son excellent compromis – pour l’époque – entre performances et confort. Construit en polyester par Sailcraft et vendu à un prix raisonnable (l’équivalent de 80 000€ actuels) il sera l’un des premiers multicoques habitables à connaître le succès commercial (plus de 400 unités produites en une dizaine d’années). Le nombre d’Iroquois dans les ports français reste cependant faible malgré le dynamisme de son importateur, Henri de Cazenove, basé d’abord à Bénodet puis sur la rivière d’Étel, et promoteur passionné de la navigation sur deux coques. C’est également lui qui fera connaître de ce côté de la Manche le Comanche 32 – extrapolation de l’Iroquois avec un peu de longueur et beaucoup de volume en plus – et surtout les singuliers modèles d’un autre constructeur britannique, Prout Catamarans.

Du canoë au cata confortable

Grands promoteurs du multicoque de série en Europe, les frères Roland et Francis Prout ont développé l’entreprise créée par leur père Geoffrey, qui fabriquait des annexes pliantes, des canoës et des kayaks. Eux-mêmes pratiquants de haut niveau (ils ont représenté la Grande-Bretagne en K2 aux Jeux Olympiques d’Helsinki, en 1952) se sont initiés au catamaran de sport en reliant deux kayaks à l’aide d’une plate-forme de bambou avant de connaître un immense succès en 1954 avec leur Shearwater qui va rester longtemps une référence pour les régatiers. Puis ils se lancent dans la construction de catamarans de croisière, dont le Rehu Moana, long de 12,20 m, dessiné par Colin Mudie pour David Lewis qui bouclera à son bord un tour du monde en famille – la toute première circumnavigation en multicoque de l’histoire – après avoir participé à l’Ostar 1964. Des ateliers Prout sort également, en 1966, Tsulamaran, un luxueux cata de 23 m gréé en ketch. Basés à Canvey Island, sur l’estuaire de la Tamise, les frères Prout se consacrent ensuite à la production de série : un premier Snowgoose 35 assez sommaire d’abord, puis à la fin des années soixante-dix les Quest 31 et Snowgoose 37 qui vont asseoir une fois pour toute l’image de la marque. Paradoxalement, ces champions du cata de sport ont fait pour leurs modèles le choix de la facilité et du confort au détriment des performances.

Avec leur pont monobloc de grande surface et leur gréement original (mât très reculé et toute petite grand-voile), ces bateaux s’identifient au premier coup d’oeil et séduisent les amateurs de croisière tranquille. Au moins outre-Manche, car les plaisanciers français restent hésitants : l’agrément du plan de pont et l’absence de gîte en font rêver beaucoup, mais les volumes habitables ne sont pas si généreux et le comportement sous voiles n’a rien de grisant.
Les autres catamarans anglais n’ont pas davantage de succès chez nous. Très populaires en Grande-Bretagne, le petit Hirondelle de Robert Ives Boatbuilders ou le plus confortable Heavenly Twins – 8,20 m, avec cockpit central et cabine arrière – sont pratiquement introuvables sur les côtes françaises. Même chose pour le spacieux Solaris 42 qui a surtout plu à la clientèle anglo-saxonne. Les Catalac 8 m et 9 m s’apparentent pour leur part davantage à des voiliers mixtes sur deux coques et on les croise plus facilement sur nos voies fluviales, accessibles grâce à leur faible largeur, que dans les ports de l’Atlantique.

Ecole américaine et minimalisme

es multicoques hauturiers rapides existent déjà, loin des regards européens. Depuis 1947, date du lancement de leur premier bateau, Manu Kai, les Hawaïens Rudy Choy, Woody Brown et Alfred Kumalae construisent en effet des catamarans modernes capables de distancer les plus grands monocoques du moment, y compris sur des traversées du Pacifique. Mais il faudra attendre la fin des années soixante-dix pour que leur réputation atteigne le vieux continent… D’autres réalisations américaines se sont fait connaître plus tôt, comme les trimarans d’Arthur Piver, avec notamment le Nimble 30, construit en Angleterre par Cox Marine, ou encore Victress qui a permis à Nigel Tetley d’être le premier solitaire à passer les trois caps en multicoque en 1969. Mais là encore, elles ont suscité peu d’écho en France. C’est finalement par la voie du voilier côtier minimaliste que s’amorce ici un regain d’intérêt pour le multicoque.

Au Grand Pavois 1980 sont présentés deux bateaux très différents mais ayant tous deux l’ambition d’offrir de belles sensations sous voiles tout en permettant de dormir à bord. Le Stiletto, cata de 8,25 m conçu et construit par Force Engineering en Floride fait sensation avec sa ligne sportive, ses petits roufs latéraux façon avion de chasse et sa construction innovante en sandwich nid d’abeille avec tissus préimprégnés. Sa diffusion restera confidentielle en Europe en raison d’un prix très élevé mais le concept du cata day-boat va inspirer d’autres concepteurs. Le chantier Ocqueteau présente de son côté le Speed 770, dessiné par le double vainqueur de la Solitaire du Figaro, Gilles Gahinet, un trimaran rapide, démontable, facilement transportable derrière une voiture et abritant deux couchettes. Et d’autres modèles vont proposer de nouvelles visions de ce programme, comme le Triagoz 25 de Leguen-Hémidy – sur plans Langevin – et le Tremolino, étonnant assemblage de flotteurs de Hobie Cat 16 et d’une coque centrale signée Dick Newick. Sans oublier l’Anglais James Wharram qui vante depuis longtemps les mérites des pirogues doubles d’Océanie et a conçu un grand nombre de modèles de catas s’en inspirant, notamment les gammes Tiki et Pahi. Mais ses créations sont surtout destinées à la construction amateur et tous les plaisanciers ne sont pas sensibles à son approche résolument rustique.

Premier grand nom de la voile habitable à s’intéresser au catamaran côtier, Maurice Edel présente en janvier 1983 son Edel Cat 26, conçu avec Sylvestre Langevin, architecte auréolé par la victoire du catamaran Elf Aquitaine dans la deuxième édition de la Route du Rhum. Pionnier de la construction en polyester, auteur de plusieurs best-sellers mémorables de la voile française (les Edel 2 et Edel 5 ont été produits à plus de deux mille exemplaires chacun) le constructeur lyonnais a lancé auparavant un cata de sport, l’Edel Cat 15, et sent que le marché est en train de bouger. Ils seront nombreux ensuite à explorer cette voie : le Freely 8 m de Guy Marine, le Kat 28 de Keltic, le Corneel 26 de Fountaine-Pajot, ou encore le Twist de Naval Force 3 et le French Cat de Technicoque vont contribuer à vitaliser ce créneau.

Le salon nautique de Paris, 1985, INA

L'effet Louisiane

Du côté des croiseurs, en revanche, l’offre met un peu de temps à se renouveler par rapport à la décennie précédente. Philippe Briand a exposé au Grand Pavois 1982 le trimaran Exception – long de 12,15 m, commercialisé par Trimarine à Nantes – une synthèse élégante et moderne entre coursier océanique et voilier de croisière. Mais le bateau n’a pas convaincu, sans doute en raison de son habitabilité restreinte par rapport à un monocoque de programme équivalent.
Le véritable tournant se situe à l’automne 1983, quand le Louisiane tire ses premiers bords à La Rochelle, tout juste sorti du chantier Fountaine Pajot jusque là plus connu pour ses 470 et ses 505. Ce catamaran de 11 m surfe sur le triomphe un an plus tôt du grand Charente Maritime, vainqueur avec trois jours d’avance de la course La Rochelle – La Nouvelle-Orléans. Architectes de l’un et de l’autre, Michel Joubert et Bernard Nivelt ont su redécouvrir l’extraordinaire potentiel des catamarans hawaïens en adaptant le concept à la culture française. Si le Louisiane n’a rien d’une machine de course, il garantit d’excellentes performances sous voiles – y compris au près – avec ses dérives efficaces, sa voilure généreuse et son poids modéré, offrant ainsi un compromis confort/qualités marines que l’on ne trouvait pas à bord des séries britanniques. Jean-François Fountaine, régatier de haut niveau et co-skipper de Charente Maritime, a su anticiper la demande et le résultat va même dépasser ses espérances, premier maillon d’une gamme qui s’enrichira très vite du Casamance 43, du Maldives 32, du Fidji 39 et de bien d’autres modèles qui seront largement diffusés internationalement, faisant du chantier rochelais un des poids lourds de ce marché.

Au delà de son propre succès, le Louisiane a contribué au développement du catamaran de croisière en donnant une image plus valorisante de celui-ci. De nombreux projets éclosent alors un peu partout, balayant toutes les tendances de ce vaste programme. À la Grande Motte, Gérard Danson lance l’Outremer 40, premier modèle d’une longue histoire. À Cogolin, Jean-Pierre Prade et Thierry Goyard créent le chantier Catana et popularisent les coques asymétriques imaginées par l’architecte australien Lock Crowther. Sur le même registre du cata performant, le Ville-Audrain 42 dessiné par Erik Lerouge pour le chantier malouin de Pascal Marcel attire l’attention à défaut d’être un succès commercial. Dès 1985, Maurice Edel complète sa gamme avec un vrai croiseur, atypique mais fonctionnel, l’Edel Cat 33.

La loi Pons favorisant la défiscalisation outre-mer et le boom de la location accélèrent le mouvement. La délicate question de la place de port avec un engin si encombrant n’est pas le problème des locataires qui plébiscitent le catamaran, support incomparable pour des vacances au soleil. En 1986 naît aux Sables d’Olonne, à l’initiative du coureur Philippe Jeantôt, le tout premier Privilège, un catamaran de 14 m dessiné par Guy Ribadeau-Dumas et plutôt axé sur le confort. D’autres acteurs se lancent : Bénéteau avec son Blue II, Jeffcat, Kennex, Soubise, et jusqu’au chantier Wauquiez, marque emblématique du monocoque “classique”, qui finira par sortir son propre catamaran, le Kronos 42.
Le tournant suivant est à mettre à l’actif de l’équipe de Jeanneau Techniques Avancées et des architectes Vincent Lauriot-Prévost et Marc Van Peteghem qui lancent les deux premiers Lagoon 55 en 1987. Avec ce bateau qui ne ressemble à aucun de ses prédécesseurs – design inédit et remarquable maîtrise du compromis confort/performances – JTA ouvre une nouvelle voie qui donnera naissance à de nombreuses déclinaisons (plus de 6000 Lagoon construits tous modèles confondus) et à l’un des succès les plus durables de l’histoire des multicoques.

Lagoon, 1991

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