Quand la colle change le bois
Un savoir-faire ancien
Longtemps, un bateau n’a été qu’un puzzle dont les pièces tenaient ensemble grâce à des clous, des vis, des boulons, des mortaises ou des tenons. En schématisant, on peut avancer que la méthode d’assemblage demeurait immuable : les charpentiers disposaient sur le sol une pièce de quille taillée dans un tronc d’arbre, puis positionnaient à angle droit des arcs transversaux appelés membrures. Sur ces membrures ils clouaient des soutiens longitudinaux baptisés lisses et recouvraient le tout de planches ajustés le plus soigneusement possible. Puis ils enfonçaient dans les interstices des joints composés de filasse et d’une pâte de goudron afin d’assurer l’étanchéité de la coque. Pour le pont, ils fixaient les planches sur des poutres transversales nommé barrots.
Certes, ce savoir-faire transmis et perfectionné de générations en générations, n’était pas sans noblesse. Le choix des essences et des spécimens exigeaient des reconnaissances en forêt et une science des arbres proprement encyclopédique. L’abattage des grands chênes destinés à fournir les pièces de quille, étrave ou étambot confinait à la cérémonie. Puis le façonnage des pièces dans un chantier où se mêlaient effluves de bois et d’étoupe, le cintrage des bordés dans des étuves, l’ajustage au millimètre, tous ces rites ancestraux rejoignaient ceux des chefs d’œuvres de la charpenterie. Bien plus qu’un artisanat, la construction navale traditionnelle était un art.
Pourtant, des siècles durant, les coques ainsi fabriquées n’étaient pas exemptes de défauts. Massives et lourdes, pas nécessairement robustes, imparfaitement étanches elles étaient toujours vulnérables aux maladies du bois. C’est pourquoi le fer puis l’acier se sont imposé dans la fabrication des navires de guerre et de commerce. Mais la plaisance restait fidèle au bois.
Le bois change de peau
La chimie et la mécanique devaient changer tout cela. Et, au cours des années cinquante, révolutionner tant la construction que l’architecture navale.
La fonction avait toujours dicté la forme. Désormais, le matériau autorisait l’invention de carènes différentes. Et pourtant, celles-ci restaient bien en bois. Mais il ne s’agissait plus de morceaux de troncs d’arbres débités. On oublierait à jamais le bois massif et, progressivement, les tiges de métal qui le perçaient. L’arrivée de nouvelles colles devait tout changer.
Au début du vingtième siècle, l’industrie chimique mettaient au point les premières colles réellement fortes. Quelques décennies plus tôt, en Suède, aux Etats-Unis ou en Angleterre, des inventeurs nommés Nobel (le père d’Alfred) Mayo ou Witkowski avaient déposé des brevets portant sur la conception de panneaux réalisés par assemblage de minces feuilles de bois, superposées et collées perpendiculairement l’une à l’autre. On obtenait ainsi des plaques de dimensions variables, au moins aussi rigides mais nettement plus légères que les planches de bois massif.
A vrai dire l’utilisation du bois en lames minces remontait à l’antiquité. Mais elle était demeurée sommaire, en l’absence d’une technologie efficace de déroulage des troncs d’arbre et de glues efficaces.
Au début du siècle dernier dans les pays baltes comme en Russie, l’exploitation forestière progressait à pas de géant, avec la mise au point de machines à dérouler les grumes d’épicéa ou de bouleau, essences particulièrement adaptées à ce « dépiautage ». Parallèlement, de nouvelles presses hydrauliques suffisamment puissantes permettaient de comprimer les lames de bois encollées pour les transformer en un matériau homogène : le contreplaqué, ou CP en abrégé, était né.
Comme souvent, les guerres conjuguent tragédies et accélérations du progrès technique. L’aviation balbutiante eu très vite recours au contreplaqué. Ses propriétés mécaniques étaient excellentes, sa légèreté remarquable. En revanche, la marine se tint au large du nouveau matériau : les nouvelles colles résistaient très mal à l’eau de mer.
Pas pour longtemps. A la veille de la deuxième guerre mondiale, les premières colles synthétiques, ou résines, aux qualités mécaniques incomparables, permirent de fabriquer les grands planeurs des troupes aéroportées alliées, voire des chasseurs-bombardiers, comme le célèbre bimoteur britannique de Havilland Mosquito. Les nouvelles résines résistaient au froid, à la chaleur et surtout, à l’eau de mer.
Le hollandais volant
En Afrique du Sud, un fabricant de portes en profita pour étendre sa production aux terrasses et revêtement muraux en contreplaqué « tout temps ». Il se nommait Cornelius Bruynzeel. D’origine hollandaise, Bruynzeel était passionné de régate et ami du célèbre architecte naval néerlandais Ricus Van de Stadt. En bon spécialiste du revêtement extérieur, Cornelius avait compris le parti qu’il pourrait tirer d’un nouveau CP constitué de teck ou d’okoumé, à la fois dense, léger et résistant à la pourriture, dont la colle synthétique était insensible à l’eau de mer : le contreplaqué marine.
En toute fin des années 40, l’audacieux commanda à Van de Stadt un voilier de course-croisière en CP marine, avec lequel il disputa la célèbre Fastnet Race 1951, la plus prestigieuse des courses de haute mer de l’époque. Il l’emporta dans sa classe. Son Zeevalk en contreplaqué mesurait 12,56 m de long et pesait moins de cinq tonnes, soit moitié moins que ses rivaux de l’époque. Certes, ses lignes pouvaient choquer : c’était la première fois que l’on voyait une carène de haute mer taillée à la serpe. Mais le matériau imposait cet angle vif qui courait de l’arrière à l’avant au-dessus de la flottaison et que l’on nommait bouchain. Tout comme elle donnait un fond de coque bien plus plat que ce qui se faisait à l’époque. Ainsi, aux allures dites portantes (vent sur l’arrière du travers), cette coque pouvait « planer », c’est-à-dire s’extraire en partie de l’eau comme un hors-bord et atteindre des vitesses inconnues jusque-là.
En France, la libération du contreplaqué
La voile, et tout particulièrement la course, étant un tout petit milieu, les performances de Zeevalk ne pouvaient passer inaperçues en France. Mais les pionniers de la révolution de la plaisance française ne les avaient pas attendues pour se convaincre de l’intérêt d’utiliser le contreplaqué marine. Quand, en 1951, Philippe Viannay, fondateur du Centre Nautique des Glénans demanda à Jean-Jacques Herbulot de lui dessiner un dériveur d’initiation pour sa jeune école de voile, ce dernier se mit aussitôt à l’ouvrage. Architecte DPLG, Herbulot était bien sûr au fait des dernières évolutions technologiques. Régatier acharné, multi champion de France et cinquième des J.O. de Los Angeles (1932) dans la catégorie reine des « Star », l’homme était bien placé pour savoir que le poids était autant l’ennemi de la vitesse que celui du portefeuille.
Il dessina un dériveur de 4,08 m de long. Son Vaurien était un peu plus grand que l’Argonaute, un petit quillard qu’Herbulot avait conçu pendant la guerre. Mais il était plus léger de près de trente kilos et beaucoup moins cher. A la différence de son devancier, le Vaurien était conçu pour la construction en contreplaqué marine. Et pour tirer le maximum des feuilles de CP standards, ses formes de carène angulaires étaient simplissimes. On retrouvait le bouchain vif et les fonds plats de Zeevalk.
Dans la foulée, Herbulot dessinait la Caravelle, à la fois embarcation de travail et bateau-école puis le Corsaire, minuscule habitable de 5,50 mètres de long mais vrai voilier de haute-mer. A noter que le Corsaire, comme toutes les nouvelles unités en CP, était très simple à construire : deux tasseaux longitudinaux, juste étayés par quelques éléments transversaux, recevaient les bordés composés de deux feuilles à la courbure unique. Son architecte, toutefois, réserva la formule de la construction amateur à son cousin le Cap Corse, dont nous reparlerons plus loin. Très vite, ces unités devaient quitter les rivages des Iles de Glénan et se répandre au sein d’une population française avide d’évasions et de sensations.
En 1950, la France sortait enfin de l’économie de guerre. Les tickets de rationnement étaient supprimés. Les privations de la décennie précédente décuplaient l’appétit de découvertes. La 2CV Citroën, un « parapluie sur quatre roues » mettait les rivages à portée de volant. Avec les nouvelles unités Herbulot, vraies 2CV des mers, les houles étaient à portée de budget.
La demande explosait, les chantiers navals se multipliaient et s’agrandissaient. Huit d’entre eux produisaient ainsi le Corsaire, que l’on pouvait aussi acheter au BHV ! Herbulot s’associait à un redoutable homme d’affaire nommé Jacques Derkenne pour assurer la distribution de ses modèles. En 1957, les sociétés de ce dernier (il s’y ajoutait un distributeur d’accastillage et une structure dédiée à la construction amateur qui diffusait les plans du Cap Corse) assuraient plus du tiers des ventes de voiliers construits en France. Lesquelles se comptaient en centaines, bientôt en milliers.
Le très chic bois moulé
Pourtant, le contreplaqué ne s’imposait pas partout. Plus chère, plus longue et plus délicate à mettre en œuvre, une autre technique de fabrication du bois bouleversait la production des bateaux de course, de régate ou de luxe. En 1953, avide de modernité, l’association des propriétaires de Caneton -un dériveur de plus de cinq mètres et de plus de deux-cents kilos- adoptait le plan génial de l’architecte naval britannique John Westell, baptisé 505 (lire cinq ô cinq, pour 5,05 mètres).
La superbe carène de ce dériveur était construite en bois moulé. Comme le CP, ce procédé utilise de minces feuilles de bois et des colles synthétiques. Mais les plaques ne sont ni assemblées ni comprimées en panneaux plats avant usage, ce qui permet de leur donner les arrondis souhaités. On les pose une à une sur un moule mâle réalisé en petites lattes, de façon à pouvoir les courber à volonté.
On commence par disposer provisoirement la première mince lame de bois, orientée à 45° de la quille. Les feuilles suivantes recouvrent celle-ci à 90° par collages successifs. On obtient ainsi une carène aussi légère (130 kg pour un 505) qu’homogène et dépourvue d’angles vifs. Seul inconvénient, cette technique réclame un savoir-faire professionnel et beaucoup plus d’heures de main d’œuvre que la construction en CP.
Voiles : la fin du coton
La multiplication des voiliers et l’augmentation spectaculaire de leurs performances engendrait une autre révolution. Les voileries profitaient à leur tour de la nouvelle ruée vers l’eau. Elles s’apprêtaient à changer d’ère. Dans les ports des côtes atlantiques ou méditerranéennes, jusqu’aux années cinquante, le coton régnait en maître le long des mâts. Ce noble matériau avait deux défauts : il se déformait très vite sous la pression du vent et il n’aimait pas l’eau, ce qui est embêtant quand on a pour vocation de propulser des bateaux. Le coton vivait donc son chant du cygne.
En 1954, un Star équipé de voiles en tissu synthétique remportait le championnat du monde de la série. Baptisé Dacron aux États-Unis, Tergal en France ou Térylène en Grande-Bretagne, cette toile moderne était un tissage de fibres polyester. En voilerie, pour contrer son élasticité, sa trame (dont les fils sont perpendiculaire au rouleau, contrairement à la chaîne), est renforcée parallèlement au bord de fuite de la voile. En quelques années, grâce à sa légèreté, sa résistance aux UV comme à l’eau de mer et sa moindre élasticité le Dacron allait détrôner le coton. Et d’ouvrir la voie à des progrès spectaculaires dans la conception, la coupe et la fabrication des voiles.
Et ce n’était que le début d’un remarquable bon en avant. Tandis que l’aluminium éjectait le bois dans la fabrication des mâts, le polyester et ses dérivés remplaçaient le chanvre des cordages. Les années cinquante ouvraient ainsi les portes d’une croissance de la plaisance française aussi saisissante qu’inattendue.