Crise et conséquences
En cet automne 1995, trois candidats à la reprise du grand constructeur vendéen Jeanneau se sont déclarés. Ils ne se ressemblent pas. Tous trois ont pourtant déposé un dossier assez similaire : un rachat pour environ 7,6 M€, une injection de capital du même montant, une ouverture de crédit tournant autour de 15,2 M€ et l’engagement de reprendre 550 à 590 salariés sur les 690 que compte encore l’entreprise.
Au premier rang des repreneurs potentiels figure un numéro un mondial. Champion des sièges d’avion comme des embarcations pneumatiques, implanté à Rochefort, Zodiac affiche un chiffre d’affaires de 533 M€ et un bénéfice de 76 M€. Son patron se nomme Jean-Louis Gérondeau. Ce polytechnicien de 52 ans dispose d’un bon réseau tant économique que politique. Son frère aîné Christian, diplômé de l’X comme lui, avait occupé le poste de délégué à la Sécurité Routière sous les présidences de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing.
Derrière Zodiac se présente Dufour, autre grand nom du nautisme, mais de taille nettement plus modeste. Venu de Kirié, et à la tête du célèbre chantier rochelais depuis sept ans, son patron est âgé de quarante ans et n’a peur de rien. Diplômé de Sup Aéro et d’HEC, Olivier Poncin a réussi à sortir Dufour du Pot-Au-Noir des années 80. Il a hissé l’historique constructeur de l’Arpège à la troisième place du marché des voiliers habitables, derrière Bénéteau et… Jeanneau, justement. Mais, victime comme tous ses concurrents de la crise du début des années 90, il ne peut avancer qu’un modeste bénéfice de 3,8 M€, pour un chiffre d’affaires de 30,5 M€. Afin de renforcer sa crédibilité, le chantier charentais s’adosse à un fonds d’investissement.
Reste un troisième et éphémère postulant, le Génois Amoretti. Ce constructeur de grands yachts à moteur, serait soutenu, dit-on, par le gouvernement italien.
Le Tribunal de Commerce de La Roche-sur-Yon tient donc le sort de Jeanneau entre ses mains. Deuxième constructeur européen de bateaux de plaisance, l’entreprise des Herbiers a déposé son bilan à la Toussaint 1995. Elle a été placée en redressement judiciaire. Ses ennuis symbolisent à eux seuls la dépression que traverse tout le secteur du nautisme depuis le début de la décennie.
Guerre au moyen orient et récession
Quand l’Irak envahit son voisin le Koweit en pleine torpeur de l’été 1990, le monde oublie instantanément l’optimisme béat suscité par la fin de la Guerre Froide, la réunification allemande, la disparition de l’Apartheid et la libération de l’économie chinoise. Quelques semaines plus tard, lorsque se déchainent les premiers bombardements de la coalition internationale sur Bagdad, la récession s’installe.
L’économie française subit un trou d’air brutal. La croissance tombe au-dessous de 2 % en 1992 et 1993 et devient même négative en 1994. Le chômage s’envole et frôle la barre des trois millions de sans-travail. L’emploi industriel, déjà en forte régression, se contracte de plus de 12 % au cours de la décennie. Les faillites d’entreprises se multiplient. Le déficit de la sécurité sociale dépasse les 4,5 Mds €. Pour le résorber, le gouvernement créé en 1990 un impôt nouveau, la CSG. Au plus mauvais moment. A cela s’ajoute une profonde crise immobilière. Que le droit de francisation, qui n’avait pas changé depuis 1984 soit relevé de 25 à 30 % en 1991 n’aurait été qu’une péripétie. Mais là encore, cette hausse tombe mal.
Pour les constructeurs de bateaux français, la crise internationale signale la fin de l’expansion des années 1985-1990. Annulations de commandes et départs des clients se succèdent. En 1991, les ventes des chantiers s’effondrent, la zone Amérique régresse de 20 %, la zone pacifique de 50 % et l’Europe de 40 %.
Les immatriculations de voiliers se contractent de 22 % -et même de 50 % pour les unités de six à huit mètres- entre 1991 et 1995, celles des bateaux à moteur de 14 %. Le chiffre d’affaires de la filière entière régresse de 25 % entre 1990 et 1995.
Jeanneau en détresse
Jeanneau subit ainsi une baisse brutale de ses commandes et de ses ventes, avant même la fin de l’année 1990. Ce retournement de conjoncture met aussitôt en danger le chantier des Herbiers. Lors du RES (rachat d’entreprise par ses salariés) de 1987, lorsque les «Jeanneau» s’étaient endettés pour acquérir 40 % de la holding créée pour l’occasion, leur président Michel Richard ne leur avait pas caché qu’un accident économique mettrait l’entreprise en grande fragilité financière. A l’époque, les 1 500 membres du personnel n’étaient pourtant pas inquiets : le chiffre d’affaires atteignait 93,8 M€ (en hausse de 17 %) et le bénéfice net 3,6 M€ (+ 100 %).
Dès les premières déflagrations de la Guerre du Golfe, l’entreprise se retrouve donc au bord du naufrage. Son endettement bondit à 22,9 M€ pour un chiffre d’affaires de 114,3 M€. À la tête d’une holding industrielle qui vient de racheter l’équipementier Goïot, Félix Chatellier ramasse les actions des salariés et acquiert 51 % du capital pour un peu moins de 11,4 M€, quand l’entreprise avait été valorisée à 25,9 M€ lors du RES. Dans la foulée, désireux de se constituer un pôle nautique de taille suffisante, le même Chatellier récupère le fabricant de vedettes arcachonnais Arcoa. Et procède aussitôt à un plan de restructuration chez Jeanneau. Il annonce la suppression immédiate de 376 emplois et à venir de 328 postes supplémentaires. En 1993, il procède à 270 licenciements, ce qui provoque le départ Michel Richard.
Mais la crise persiste. Des décisions stratégiques erratiques, voire contestables, telle la délocalisation de certaines productions en Pologne, n’empêchent pas Jeanneau de s’enfoncer. A l’automne 1995, l’URSSAF demande la mise en redressement judiciaire du Vendéen pour non-paiement de cotisations, à hauteur de 1,5 M€. Son PDG a beau jurer qu’il dispose d’un carnet de commandes de 27,4 M€, les banques retirent leur soutien et scellent le sort du bateau ivre
Un secteur menacé
Les malheurs de Jeanneau synthétisent les lourdes menaces qui pèsent sur la plaisance française, dont les étoiles pâlissent une à une. En trois ans, les effectifs de Gibert Marine passent de 350 à 150 salariés. En 1993, Kirié est en dépôt de bilan. ACX, le fabricant des mâts en carbone des grands prototypes océaniques, est en redressement judiciaire. Dynamique Yachts, le constructeur de grandes unités fondé par la famille Jeanneau, est en liquidation, Jeantot Marine au bord de la faillite.
A San Diego, au printemps 1995, le challenge français dans l’America’s Cup a sombré. Triste symbole d’un secteur qui a perdu sa magie. Puis vient le tour de Rocca. Le mythique constructeur de canots à moteur, dont la production a dépassé les 100 000 exemplaires dans les années 80, avait été racheté par un groupe britannique. Rocca ferme définitivement ses portes.
Pourtant, en cet automne 1995, des audacieux se persuadent qu’après la tempête viendra l’accalmie. Jean-Louis Gérondeau et Olivier Poncin sont de ceux-là. Ils se démènent pour apparaître comme les candidats repreneurs de Jeanneau les plus crédibles. Quand soudain, un quatrième postulant se déclare au dernier moment.
La surprise bénéteau
A la stupéfaction de tous, Bénéteau annonce qu’il a déposé un projet de reprise de son frère ennemi vendéen. Les Italiens sont partis depuis longtemps. Mais les patrons de Zodiac et de Dufour tentent par tous les moyens de contrer l’offensive. Le premier entend percer à jour la fermeté des intentions d’Annette Roux. Le deuxième s’efforce de dissuader la quinquagénaire, dont le mari est décédé l’année précédente, de prendre de tels risques. Il ose même insinuer qu’elle ne fera pas le poids.
Poncin aurait pourtant dû mieux jauger son adversaire. S’il est ambitieux, elle est aussi intrépide que tenace. En 1992, au cœur de la crise, l’entreprise de Saint-Gilles a osé prendre la majorité du capital de CNB, le nouveau constructeur de grands voiliers de luxe installé à Bordeaux. Et, par fidélité à ses racines, repris dans la foulée un chantier historique de bateaux de pêche à Noirmoutier. Certes, Bénéteau a subi comme tout le monde une baisse de son chiffre d’affaires et de ses bénéfices, mais le groupe a résisté aux vents contraires et encaissé trois années déficitaires sans se mettre en danger. Il est à nouveau légèrement bénéficiaire.
Méfiants, voire hostiles envers le rival de toujours, les salariés de Jeanneau expriment leurs préférences pour Zodiac, et à défaut pour Dufour. Seuls 5 % d’entre eux votent pour le frère ennemi. Annette Roux promet pourtant de préserver l’identité des deux marques, de rapatrier les productions délocalisées en Pologne et de conserver la quasi-totalité des salariés. Enfin, elle déclare que le Crédit Lyonnais (pourtant en pleine tourmente) et le Crédit Industriel de l’Ouest ouvriront une ligne de crédit de 16,7 M€, propre à remettre l’entreprise sur les rails.
Entre Noël et Jour de l’An, le Tribunal de Commerce tranche. Les magistrats attribuent Jeanneau… à Bénéteau ! Solidarité vendéenne ? Confiance dans une entreprise familiale qui a su se hisser au premier plan sans jamais ni se renier, ni se fragiliser ? Crédibilité du plan de reprise ? Personnalité d’Annette Roux ? Tout cela a certainement joué. Une chose est sûre : le nouveau groupe Bénéteau-Jeanneau est désormais le numéro un mondial de la plaisance.
L’embellie après la tempête
Olivier Poncin se console en rachetant Gibert Marine l’année suivante. Bénéteau réplique quelques mois plus tard en reprenant le prestigieux Wauquiez, en liquidation judiciaire. Et en développant les catamarans Lagoon, produits Jeanneau en plein boom, dont la fabrication a été rapatriée à Bordeaux, dans les locaux de CNB.
Comme un arc-en-ciel derrière un grain, la reprise se profile. Elle est vigoureuse. Certes, les restructurations se poursuivent. Aux Sables d’Olonne, le constructeur de voiliers de grands voyages en aluminium Alubat sauve ses voisins Kirié et J Composite, avant de revendre les deux chantiers à la SGGR, la holding qui a repris Jeantot Marine en 1996 et l’a rebaptisé Alliaura. Le constructeur sablais de catamarans avait très mal encaissé la défaillance du loueur Jet Sea, son premier client.
Du côté des équipementiers, le marché s’assainit. Plastimo multiplie son chiffre d’affaires par 10 en dix ans. En dépit de faillites de shipchandlers indépendants, comme le Baulois Petit-Breton Nautique, les grands réseaux tels UShip ou Accastillage Diffusion s’étendent et se renforcent. Leur chiffre d’affaires enregistre une hausse continue.
En 1998, la crise est passée et la croissance spectaculaire : Dufour, qui se proclame à raison deuxième chantier français, rejoint un groupe d’investisseurs séduits pas l’envolée des catamarans de croisière et lance la marque Nautitech. Au Grand Pavois de La Rochelle, salon à flot d’Automne, les ventes des multicoques habitables s’envolent. Lagoon, Catana, Privilège, Fountaine Pajot et Nautitech présentent des modèles de douze à quatorze mètres, cœur de ce nouveau marché principalement tourné vers la location.
Grâce en partie aux lois de défiscalisation, ce secteur n’a jamais connu la crise : le chiffre d’affaires des loueurs n’a cessé de progresser tout au long de la décennie, passant de 26,1 M€ en 1990 à 87,6 M€ en 2000, soit une augmentation remarquable de près de 300 % en dix ans.
À l’orée du XXIème siècle, la « remontada » de l’ensemble de la filière plaisance est tellement vigoureuse qu’elle efface complètement la récession du début des années 90. Les constructeurs peuvent revendiquer une croissance de leur chiffre d’affaires de 92 % en dix ans. Pour le nautisme tout entier, avec 3 425,3 Milliards d’Euros, la progression atteint 61 %. Les 5 936 entreprises du secteur emploient 40 829 salariés, contre 31192 en 1990.
En surmontant l’une des plus graves crises de son histoire, la plaisance française a renforcé sa solidité. En se restructurant, parfois dans la douleur, elle a démontré sa maturité. Désormais solidement installée à la première place mondiale, elle peut regarder l’horizon avec confiance.