Voiliers habitables, confort et performances
Les chiffres résument à eux seuls l’accélération fulgurante du secteur habitable : à la fin des années soixante, le nombre de modèles de voiliers de ce type proposés sur le marché français ne dépassait pas deux cents; dont la plupart diffusés de façon confidentielle, avec encore une prépondérance des constructions artisanales en bois ou en contreplaqué. Dix ans plus tard, on compte près de huit cents séries différentes disponibles à la vente, de 5 m à 25 m, la majorité d’entre elles produites en polyester selon des méthodes modernes. La taille dit aussi quelque chose de cette évolution : dans le premier cas la longueur du plus grand modèle véritablement construit en série – l’Euros, des Ateliers Rochelais de Polyester, futurs chantier Amel – se limitait à 11,75 m. À la fin des années soixante-dix, nombre de croiseurs dépassent les 15 m, à l’exemple du Mikado des Constructions Nautiques du Sud Ouest (CNSO). Et si l’on prend en considération la production étrangère, certains vont bien au delà, comme le Swan 65 ou le Nicholson 70.
Le nombre de bateaux en circulation a également crû en proportion. On comptait à peine plus de 15 000 voiliers de plus de deux tonneaux sur les côtes françaises en 1969. Une dizaine d’années plus tard la flotte habitable approche les 100 000 unités. Et la taille moyenne a augmenté : le pourcentage de voiliers de plus de 5 tonneaux (ce qui correspond généralement à une longueur supérieure à 7,50 m) a triplé pendant cette période.
Plutôt rapide ou logeable ?
La question de la spécialisation des voiliers habitables ne se posait guère autrefois. Jusqu’en 1970, les podiums des grandes courses internationales sont le plus souvent occupés par des modèles de série sur lesquels on peut régater le week-end et partir ensuite croiser en famille. Ainsi, la première Coupe Atlantique des 18 pieds (future Half Ton Cup), en 1966 à La Rochelle, revient à l’Armagnac Ikra, la deuxième édition est gagnée par l’Arpège Safari, et la troisième par le Super Challenger Dame d’Iroise. Même chose en Quarter Ton Cup où c’est un Spirit de série – plan van de Stadt – qui s’offre le premier trophée en 1967. Et l’on retrouve les années suivantes aux places d’honneur d’autres bateaux “à tout faire” à l’image du Samouraï, dessiné en 1967 par Michel Bigoin et Daniel Duvergie pour CNSO, ou de l’Écume de mer du chantier Mallard. Même dans les plus grandes tailles, la polyvalence reste longtemps de mise comme en témoignent les succès des Tina et autre Swan 37 dans la One Ton Cup.
Tout change rapidement ensuite, l’émulation entraînant une élévation du niveau de compétition et la construction de prototypes de plus en plus dépouillés, sophistiqués – et bien sûr coûteux – qui ne laissent aucune chance aux voiliers de série. Là encore, les chiffres montrent bien le fossé qui se creuse entre ces deux familles de bateaux : à la fin des années soixante, un modèle réputé performant comme l’Arpège déplace près de quatre tonnes avec une surface de voilure de 43 m2 aux allures de près. Quelques années plus tard, les prototypes conçus spécialement pour la Half Ton Cup sont des coquilles vides pesant à peine plus de deux tonnes tout en portant 20 à 25% de toile en plus et en profitant d’une concentration des poids nettement plus favorable.
Cette incompatibilité entre les deux approches influe logiquement sur la stratégie des constructeurs. Michel Dufour, à l’époque leader sur le marché voile, commence à délaisser le style “course-croisière” au profit de modèles résolument confortables (les Dufour 24, 27, 31 et 34) et sans aucune ambition sportive. Même chose du côté de CNSO où les anciens modèles au palmarès fourni (Samouraï et Karaté) sont progressivement mis de côté pour laisser place à des croiseurs paisibles offrant le plus de volume possible : Daimio et Super Daimio, Kendo, Mikado… Cette tendance se retrouve chez Wauquiez avec le remplacement de bateaux affutés comme le premier Centurion ou le Chance 37 par des croiseurs plus cossus (notamment l’Amphitrite et l’Amphora).
On voit aussi des séries très présentes en régates au début de la décennie – comme le Challenger Scout de Mauric et Gaubert – se trouver peu à peu délaissées car leur ratio confort/performances ne correspond plus aux attentes du moment. Évolution comparable chez Gibert Marine où vont cohabiter un temps des bateaux de régatiers (Flush Poker et Gib Sea Plus 80) et de purs croiseurs (Gib Sea 28, 30 et 38) avant que l’orientation confort ne prenne le dessus.
De la promenade à la course
Certains vont suivre un chemin différent, à l’image de Bénéteau qui s’est d’abord construit une solide réputation avec ses voiliers d’inspiration traditionnelle, pensés pour la pêche et la promenade. Sur la lancée du succès du plus grand d’entre eux, le Baroudeur, sorti en 1970, le chantier de Saint-Gilles-Croix-de-Vie implante un nouvel outil de production à Commequiers et sort en 1973 son premier croiseur confortable : l’Évasion 32. Dessiné comme les précédents modèles par André Bénéteau, ce modèle ouvre une nouvelle voie sur le marché de la croisière avec son look rétro parfaitement assumé et ses nombreux arguments pratiques, permettant d’associer plaisir de la voile, confort et simplicité d’emploi. Succès aidant, un Évasion 25 et un 28 complètent vite la gamme qui s’enrichit encore en 1979 de son navire amiral, l’Évasion 37.
Complément logique de cette ligne 100% croisière, la gamme First naît en 1977, ciblant les amateurs de performances attachés à un style plus sportif. Un raisonnement gagnant, car si le plus haut niveau est maintenant inaccessible aux voiliers de série, il reste sur le littoral français pléthore de compétitions locales ou régionales dans lesquelles un bateau standard bien mené peut collectionner les coupes. Sans oublier une dimension essentielle pour le passionné, à savoir le plaisir de barrer un voilier sensible, remontant bien au près et capable de belles accélérations. Plaisir souvent assorti d’un autre non moins important dans les priorités de nombre de plaisanciers, même s’ils ne régatent pas : celui d’aller plus vite que le voisin…
Une opportunité va donner un coup de pouce aux intuitions d’Annette Roux et de François Chalain pour la réalisation du premier First : la mise en vente par le chantier Quéré, des moules de l’Impensable, half tonner à succès dessiné par André Mauric. Le prototype, barré par Michel Briand, s’est illustré en 1973 au Danemark en dominant le championnat du monde de la catégorie avant que Noël Quéré en tire une petite série (une dizaine d’unités). Sur cette carène très performante, André Bénéteau dessine un nouveau plan de pont, ainsi que des appendices et des emménagements dignes d’un vrai croiseur.
Lors de sa première apparition au CNIT, en janvier 1977, le First détonne dans un marché où la tendance est maintenant aux volumes plus généreux. Mais les pratiquants sont conquis par sa silhouette inimitable – fort frégatage et petit tableau arrière arrondi, comme sur le grand Pen Duick VI ! – et par ses qualités marines : il marche bien par tous les temps et se révèle très facile à naviguer grâce à son excellente raideur à la toile. Avant même que ce concept ne devienne à la mode, le First devient une sorte de monotype de course croisière présent sur tous les plans d’eau. On le croise aussi bien au départ de la Course de l’Aurore, future Solitaire du Figaro, où l’édition 1977 rassemble pas moins de sept First (dont celui de Michel Malinovsky qui gagne deux étapes sur quatre et manque de peu la victoire finale), que lors des classiques semaines de La Rochelle ou de Marseille et dans toutes les régates de clubs.
Des gammes spécifiques
Le succès du First – élu Bateau de l’année au Salon Nautique 1978 et rebaptisé First 30 – se traduit par un développement rapide de la gamme. Les First 22 et 27 font leur apparition dans la foulée, puis les 18 et 35 en 1979, suivis de dizaines d’autres modèles sur plusieurs générations, la marque devenant au fil des décennies un modèle de longévité.
Ce créneau du croiseur rapide et accessible reste dans un premier temps peu fourni en France. Le Mallard 9 m – sorti en 1976 – n’a connu qu’un succès mitigé, la faute sans doute à un positionnement moins affirmé : peu d’entre eux ont effectivement régaté, et il s’agissait généralement d’unités spécialement préparées, avec plan de voilure et emménagements différents de la série, à l’exemple du bateau de Guy Cornou vainqueur de l’Aurore en 1976. Le tarif joue également, le First 30 coûtant alors l’équivalent de 70 000 € actuels, soit davantage que le 9 m le plus abordable de l’époque – le Brin de Folie de Jeanneau – mais nettement moins que le Mallard 9 m (dont le prix correspond à 88 000 € d’aujourd’hui).
Si l’on met de côté les chantiers étrangers (Camper & Nicholson, Nautor, Southern Ocean, Baltic Yachts, South Hants Marine…) qui séduisent quelques mordus dans l’hexagone, le style “course croisière” reste encore confidentiel dans les séries françaises. Il faut attendre 1979 et la sortie du Jouët 920 de Daniel Tortarolo, puis chez Jeanneau du Rush – dessiné par l’architecte néo-zélandais Ron Holland – pour voir des constructeurs français proposer une concurrence directe au premier First.
Certains prendront ce virage un peu plus tard, à l’exemple du chantier sablais Kirié qui, après avoir tout misé sur le voilier mixte pendant les années soixante-dix avec ses Fifty 21, 24, 27, 33 et 40 (tous dessinés par Michel Joubert), lancera au début de la décennie suivante, sa gamme Feeling, ciblant un public plus motivé par les performances.
D’autres, à l’inverse, continuent à tracer leur sillage loin des eaux de la croisière sportive. Henri Amel fait partie de ceux là : sur la lancée du succès de son Kirk (11 m de long, près de 300 exemplaires produits à partir de 1970) il conçoit successivement le Meltem et le Maramu, deux modèles nettement plus grands (respectivement 16 m et 13,80 m) et s’affranchissant résolument des tendances du moment. Ils vont ancrer une fois pour toutes la réputation de la marque sur le segment du croiseur hauturier confortable et facile à manoeuvrer. Le constructeur rochelais est au passage l’un des tous premiers à intégrer deux éléments clés qui mettront cependant du temps à se diffuser plus largement : d’une part l’âge croissant des acheteurs de voiliers neufs d’une certaine taille et donc l’intérêt de travailler en conséquence l’ergonomie et l’équipement de ces bateaux; d’autre part la demande de propriétaires souhaitant partir en équipages réduits et plus soucieux de volumes bien adaptés que de couchettes nombreuses.