Le tour des côtes de France
Il est Nantais, pince-sans-rire et amoureux des grands voiliers. Il cache derrière ses fines lunettes, ses blazers et ses cravates club, un caractère de risque-tout. Il se nomme Bernard Decré. Il n’a pas quarante ans et pas de fortune. Mais il a une idée : convaincre chaque grand port de France d’armer une goélette de plus de trente mètres, puis d’affronter des rivales strictement identiques le long des côtes françaises. Comme personne n’adhère à son projet, il rabat ses prétentions : en 1977, il propose aux collectivités locales une nouvelle épreuve en équipage, disputée sur des voiliers monotypes de moins de dix mètres et inspirée de la mythique Grande Boucle à vélo. Il en a déjà le nom : le Tour de France à la Voile.
Ce serait plus exactement un tour des côtes de France, de Dunkerque à Menton avec de nombreuses escales. Passer d’Atlantique en Méditerranée ne serait qu’une formalité : les bateaux engagés seraient de taille suffisamment modeste pour emprunter le canal du Midi.
Les équipages seraient bien entendu amateurs -les professionnels ne couraient pas encore les rades, à l’époque. Ils seraient composés de jeunes, d’étudiants voire de lycéens, qui se relaieraient à bord durant les six semaines d’été nécessaires pour boucler le parcours. Selon le modèle du Tour de France cycliste, l’organisateur prévoit plusieurs classements : le premier au temps cumulé porterait un spinnaker jaune. Le premier au classement par points un spi vert.
Jusque-là salarié dans l’édition et la presse, Decré crée une société ad hoc, se rapproche d’un organisme de crédit, sollicite les huit plus grands constructeurs de voiliers français. L’optimiste leur promet une commande groupée de vingt unités. Il espère logiquement un accueil enthousiaste et des prix avantageux. Sans attendre leur réponse, le Nantais parvient à convaincre une vingtaine de municipalités et de conseils généraux de réunir des équipages sous leurs couleurs, de même que des ports de plaisance susceptibles d’accueillir ses bateaux encore virtuels et sa caravane encore à l’état de rêve.
Las ! Aucun chantier contacté ne donne suite à sa demande. Decré enrage, jusqu’à ce que Mallard, à La Rochelle, consente enfin à fournir vingt Écume de Mer. Avec une remise de 8 % seulement… Ce joli petit croiseur côtier de 8 mètres et cinq couchettes est entré en production près de dix ans plus tôt. Armé d’une ténacité inoxydable, Decré se débrouille pour acquérir cette escadre en leasing. Puis il loue ses voiliers aux municipalités et conseils généraux qu’il a réussi à convaincre, lesquels ont recruté leurs meilleurs jeunes régatiers. Il lui reste à peine six mois pour tout organiser.
Le premier Tour de France à la Voile s’élance de Dunkerque le 6 juillet 1978.
D’emblée, l’épreuve remporte un franc succès. La flotte toujours groupée offre un joli spectacle aux estivants, la caravane et le podium animé par RMC une attraction aux vacanciers. L’ambiance est à la fois sportive et bon enfant. La traversée du sud-ouest par le canal du Midi se révèle homérique. Chaque ville ou village du trajet rivalise d’imagination pour distribuer sans barguigner les produits locaux, vins et spiritueux compris. A l’arrivée à Menton, Marseille l’emporte. Son skipper se nomme François Pailloux. Il a 18 ans.
Decré a gagné son pari. Il revend aussitôt sa flotte et commande vingt-cinq First 30 (9 mètres) à Bénéteau. Le Tour monte en gamme et en niveau. Mais les nouveaux bateaux ont des quilles trop profondes pour emprunter le canal du Midi. Qu’importe : on les transportera en camion de Royan à Port Barcarès. Le convoi exceptionnel ne passera pas inaperçu.
Dunkerque, son jeune skipper Joé Seeten et son excellent équipage, l’emportent en 1979. Ils récidivent en 1980 et en 1981. Le Tour de France à la Voile a pris une place unique dans le paysage de la régate. Il formera une génération de champions.