Le Vaurien, le nouveau souffle de la voile légère
À l’aube des années 1950, la voile française doit se réinventer. Une bonne part de la flotte a disparu dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, détruite ou réquisitionnée par les troupes d’occupation. Dans le même temps, ses structures ont changé : au printemps 1942, le commissariat aux sports du gouvernement de Vichy a publié un décret transformant l’Union des Sociétés Nautiques Françaises en Fédération Française de la Voile (qui prendra le nom en 1945 de Fédération Française de Yachting à Voile).
L’évolution ne se limite pas au vocabulaire, la nouvelle organisation intégrant les associations de propriétaires alors que l’ancienne ne concernait que les clubs. En permettant aux animateurs des principales classes d’être mieux représentés dans les instances officielles, cette ouverture va contribuer au dynamisme de l’activité pour les dériveurs légers et les petits quillards, seules catégories à avoir survécu sans trop de dommages aux années de guerre.
Ces petites unités ont même connu un regain d’intérêt pendant cette période, les restrictions – en matière de circulation comme de matières premières – conduisant logiquement à privilégier une pratique peu coûteuse, recentrée sur les plans d’eau intérieurs. Elles ont également été favorisées par la politique d’encouragement de la toute jeune fédération qui a pu proposer à ses adhérents des fournitures – tissus à voile, matériaux de construction, équipements divers…- difficilement accessibles aux particuliers dans le contexte de l’époque, facilitant ainsi le développement de la construction amateur.
Des séries à la diffusion limitée
Cette revalorisation de la voile légère reste toutefois très relative si l’on regarde la taille des flottes. Aucune série pratiquée en France n’atteint alors les chiffres de diffusion que l’on pourra observer dans les décennies suivantes. Le fameux Optimist, dériveur d’initiation imaginé en 1947 par l’Américain Clark Mills et qui deviendra le voilier le plus vendu de toute l’histoire de la plaisance, est encore inconnu en Europe (il ne fera son apparition au Danemark qu’en 1954, et en France en 1965). Inconnus également les Sailfish et Sunfish, voiliers minimalistes qui se vendent comme des petits pains aux États-Unis au début des fifties et dépasseront un peu plus tard la barre des 300 000 unités dans le monde… Le Snipe, autre série américaine fameuse (lancée en 1931 par l’architecte William Crosby), s’est timidement implanté dans le Finistère mais reste peu représenté sur le reste du territoire. Les classes les plus actives en France à ce moment sont le Caneton et le Sharpie 9m2 qui vont culminer assez modestement autour de mille exemplaires chacun après une vingtaine d’années d’existence pour le premier, une douzaine pour le second.
Le Caneton est un dériveur en double imaginé en 1931 par les membres du Cercle de la Voile de Duclair, près de Rouen. Dessiné à leur demande par l’architecte Victor Brix, il mesure 5 m de long, porte 10,50 m2 de voilure et sa coque à bouchains se prête à la construction amateur en bois classique. Monotype au départ, la série a fini par muer en 1946 pour s’adapter à une réalité bien différente : construits par des amateurs plus ou moins éclairés et parfois par des artisans non spécialisés dans le nautisme, les Caneton Brix n’étaient pas toujours conformes au plan initial… L’association de propriétaire a donc adopté le principe d’une jauge à restrictions – rédigée par l’architecte François Sergent – fixant la longueur maximale à 5,05 m, la largeur à 1,40 m, la surface de voilure à 10 m2 et laissant beaucoup de liberté dans le choix des formes. Aux cinq cents “Brix” lancés jusque là vont ainsi s’ajouter au cours des années suivantes quelques centaines de Caneton à restrictions conçus par une grande variété d’architectes, professionnels ou non.
Le Sharpie 9 m2 est né pour sa part à l’initiative de régatiers du Cercle de la Voile de Paris (notamment Jacques Lebrun, Jean-Jacques Herbulot et Jean Peytel, alors tout juste de retour des Jeux Olympiques de 1936 à Kiel), qui ont proposé à l’architecte suisse Pierre Staempfli d’étudier un solitaire économique, adapté à l’initiation comme à la régate. Le projet de celui-ci, retouché par l’équipe du C.V.P., devient dès 1939 le support officiel des championnats de France en solitaire.
Il sera bientôt concurrencé par le Moth, série à restrictions lancée aux États-Unis en 1930 et popularisée en France pendant l’occupation par les régatiers du Sport Nautique de l’Ouest à Nantes. Mais ses flottes ne se développeront vraiment qu’au cours des années 1950 et davantage encore dans la décennie suivante avec l’arrivée du Moth Europe monotype.
Herbulot, touche-à-tout de génie
Le tournant majeur de ces années, on le doit à un passionné de régates qui n’avait a priori pas prévu de faire carrière dans le nautisme. Né loin de la mer – à Belval, petit village à deux pas de Charleville-Mézières – le 29 mars 1909, Jean-Jacques Herbulot s’intéresse surtout dans son enfance aux petites barques des rivières ardennaises. Le déménagement de la famille à Paris donne à l’adolescent l’occasion de découvrir la voile aux Mureaux. Il se prend tout de suite au jeu, devient équipier sur Aile VI, le 8 m J.I. de Virginie Hériot, puis se met au Star et brille dans les régates nationales et internationales, s’offrant une belle cinquième place aux Jeux Olympiques de Los Angeles (il sera encore sélectionné aux Jeux de 1936, 1948 et 1956). Perfectionniste et intéressé par tout, il taille lui-même ses voiles et le fait si bien que de prestigieux équipages lui en commandent aussi pour leurs bateaux… Entretemps, il a obtenu son diplôme d’architecte ce qui lui permettra après la guerre de travailler à ce titre pour la ville de Paris. Sa première incursion dans l’architecture navale se situe en 1937 quand il suggère des modifications au projet de Sharpie 9 m2 proposé par Pierre Staempfli. L’année suivante, en 1938, à Dives-sur-Mer où il passe ses vacances, les responsables de la flotte de MMM – Monotype Minimum de la Manche, conçu en 1920 par le “pharmacien-architecte” havrais Gaston Grenier – lui demandent de dessiner un nouveau plan de voilure pour remplacer celui d’origine, jugé démodé.
Sa première véritable création ne voit le jour qu’en 1941. Jean-Jacques Herbulot s’est alors réfugié au Lavandou, en compagnie de sa femme Hélène et de leur fille Florence. Tout en pêchant et en cultivant son potager pour faire vivre sa famille, l’architecte démobilisé (il a servi quelques mois dans l’armée de l’air) entreprend de construire un dériveur à son idée. Il s’inspire des formes planantes testées avec succès par le britannique Uffa Fox au sein de la classe des International 14 pour concevoir un dériveur de 4,50 m très léger (deux fois moins lourd qu’un Sharpie ou un Caneton !). La tâche exige une certaine motivation car, faute d’autre véhicule, Jean-Jacques doit enchaîner les allers-retours en vélo jusqu’à Hyères – distant d’une vingtaine de kilomètres – pour rapporter acrobatiquement les longues planches de pin et d’acajou qui constitueront sa coque. Connu ensuite sous le nom de Dinghy Herbulot, ce bateau, nettement plus performant que les séries disponibles alors en France, sera choisi comme support officiel des championnats de France en double en 1943 et 1945.
De l’Argonaute au Vaurien
Si le Dinghy Herbulot a fait bouger les lignes d’une architecture qui n’avait guère évolué depuis un demi siècle et peut être considéré comme une première ébauche – en plus sportif – du Vaurien, son audience est cependant restée limitée (il a été construit à un peu plus de 350 exemplaires, dont une cinquantaine par des amateurs). Le tournant suivant intervient en 1943 quand le commissariat aux sports – où travaille Jean Peytel ami et équipier en Star de Jean-Jacques Herbulot – commande au jeune architecte les plans d’un voilier d’initiation pour équiper les Centres de Formation Nautique dirigés par le commandant Rocq à Socoa, Nantes, Annecy et Sartrouville.
Ainsi naît l’Argonaute, voilier à quille fixe de 3,80 m de coque et 0,60 m de tirant d’eau, d’abord produit par un chantier de Castelnaudary puis ouvert à la construction amateur, les plans étant vendus à la librairie parisienne Le Yacht. La flotte ne dépassera guère une centaine d’unités mais elle permettra la formation de très nombreux stagiaires et servira de trait d’union entre Herbulot et les Glénans. À la création en 1947 du Centre de Formation International – le premier nom du fameux CNG – son fondateur Philippe Viannay récupère en effet une quinzaine d’exemplaires du petit quillard et rencontre Jean-Jacques Herbulot, rapidement sollicité pour assurer le service après vente d’un bateau finalement assez mal adapté aux conditions de navigation dans l’archipel breton en raison des échouages fréquents – volontaires ou non. Le courant passe entre les deux hommes et Jean-Jacques Herbulot est chargé de concevoir pour le centre un voilier habitable – le Cotre des Glénans, dont les deux premiers exemplaires sont lancés en 1950 – et d’imaginer le “mouton à cinq pattes” : un dériveur économique et facile à entretenir, mais léger et performant. Ce sera le Vaurien, série bientôt incontournable dont le nom se révèle en trompe-l’oeil : il doit davantage à celui du chien de Philippe Viannay qu’à son faible prix de revient….
Un prototype est construit à la fin de l’année 1951 dans l’appartement parisien des Viannay puis testé l’été suivant à Penfret. Le chantier nantais Aubin – alors installé sur les bords de l’Erdre – sort ensuite le tout premier exemplaire officiel de la série à la demande d’Alain Coyaud, directeur de la revue Les cahiers du yachting, qui souhaite l’exposer au Salon nautique 1952.
Les raisons d'un succès
Dès son apparition à Paris sur le stand des Cahiers du Yachting, mais aussi lors de démonstrations au CVP puis à la base du Touring Club de France, à Vaires-sur-Marne, l’intérêt du public est immédiat. L’architecte a négocié avec le chantier morbihannais Costantini pour la production d’une première série de 200 bateaux. À l’été 1953, ils sont tous vendus et au printemps 1954 la flotte a déjà été multipliée par deux… Du jamais vu en France où l’on s’estimait jusqu’ici heureux quand on arrivait à faire une vingtaine de coques identiques ! Et l’engouement se prolonge avec d’autres chantiers qui vont à leur tour construire le Vaurien un peu partout ( Martin, Besnard, Bonnin, Guindé, Roussineau, Chantiers de Meulan, Craff, Ateliers Maritimes Croisicais, Roussineau, Spair Marine, Bihoré…), la construction amateur n’étant alors pas autorisée. On compte aujourd’hui un peu plus de 36 000 Vaurien (y compris les versions en polyester qui se sont développées à partir de 1964).
La clé de ce succès tient pour l’essentiel au sens de l’innovation de Jean-Jacques Herbulot qui a su tirer le meilleur parti d’un matériau encore mal connu – le contreplaqué – en imaginant un processus rapide d’assemblage sur moule. Son souci du détail et de l’économie fait le reste : il réussit à optimiser l’utilisation des moindres chutes pour que trois panneaux suffisent à l’ensemble de la construction. Il parvient aussi à convaincre Eugène Le Rose, patron de la fameuse voilerie de Concarneau, de faire évoluer ses méthodes artisanales pour produire en un temps record des centaines de jeux de voiles identiques. Résultat, un dériveur proposé à 55 000 anciens francs – l’équivalent de 1300 euros actuels – soit trois à quatre fois moins que ses concurrents de l’époque ! Il faut ajouter à cet argument économique la simplicité d’emploi liée à sa légèreté (transport sur le toit d’une voiture, manutentions faciles sur la plage…) et l’attrait de bonnes performances.
La dynamique créée autour de la série a également son importance, entre le bouche à oreille favorisé par les Glénans, le soutien des Cahiers du Yachting, la présence dès la première année d’une association de propriétaire motivée – l’AS Vaurien – et même une communication originale avec les affiches promotionnelles devenues cultes de l’illustrateur André Collot.
La multiplication des séries
Après ce démarrage en flèche du Vaurien – premier bateau français classé “série internationale” par l’International Yacht Racing Union – beaucoup de choses changent dans notre plaisance. D’abord grâce à l’afflux de pratiquants amenés par ce dériveur plus accessible. Mais aussi en raison de l’arrivée de nouveaux acteurs sur ce marché, à l’image de la CIDEVYV (Compagnie de Développement du Yachting à Voile) créée au milieu des années 1950 par Jacques Derkenne qui va jouer un rôle majeur dans cet essor, attribuant les licences de construction et gérant la distribution des voiliers conçus par Jean-Jacques Herbulot (à commencer bien sûr par celle du Corsaire qui apporte un souffle neuf à la voile habitable dès sa première apparition en 1954).
L’ensemble de la production s’en trouve d’ailleurs stimulée, comme en témoignent les nombreuses séries apparues au fil de cette décennie. Certaines directement concurrentes du Vaurien comme le Simplet de Maurice Amiet, le Mousse d’Eugène Cornu ou encore le P’tit Gars de Costantini qui s’est empressé de lancer son propre modèle sitôt sa commande honorée… D’autres à vocation plus sportive à l’exemple du prestigieux 505, né en 1954 de la rencontre entre l’architecte britannique John Westell et l’association des propriétaires de Caneton, le premier acceptant d’adapter son très performant Coronet aux standards de l’ASPROCA.
Le lancement en 1958 chez Lanaverre du 420 et le développement rapide de la construction en stratifié de polyester vont ensuite rebattre une nouvelle fois les cartes…
La galaxie Herbulot
Cet architecte prolixe a lancé près de quatre-vingts modèles au fil de sa carrière.
Voici quelques une de ses créations les plus notables : Ambassadeur, Argonaute, As de pique, As de trèfle, Baladin, Beaufort 14, Beaufort 16, Beaufort 18, Boucanier, Brick, Cap Corse, Cap Vert, Caravelle, Cavale, Corsaire, Corvette, Dogre, Empereur, Étendard, Frégate, Figaro, Figaro 6, Flibustier, Galion 13, Galion 16, Gouverneur, Kotick, Lacustre, Liberté, Maraudeur, Midship, Milord, Mirage 722, Mousquetaire, Noroît, Océanix, Pacha, Vaurien…