Le large pour tous
Le développement des habitables de croisière
C’était un sport ou un loisir. C’est devenu un mode de vie. Dans les années cinquante, la voile a séduit des passionnés avides de sensations nouvelles. Les dériveurs en contreplaqué, comme le Vaurien et son concurrent le Mousse, ont permis aux générations d’après-guerre de s’évader sur l’eau. Mais «faire de la voile» consistait pour l’essentiel à sillonner une baie de long en large ou à régater devant la plage. Quelques privilégiés quittaient certes les côtes de vue à bord de leurs yachts élégants et chers. Et quelques dizaines de courageux parvenaient à imiter ces chanceux, grâce aux stages sur habitables des Glénans. Ils restaient très minoritaires.
Mais soudain, à la fin de la décennie, et surtout tout au long de la suivante, tout a changé. Les habitués des bords de plage et des bords humides ont découvert un autre monde : la griserie de s’aventurer au large, de voir les côtes se muer en simples traits au loin et les îles inconnues surgir de l’horizon. Mieux, les mordus du dériveur ont découvert, stupéfaits, les mystères de la nuit en mer, le refuge douillets des couchettes et les réveils hagards aux heures impossibles pour s’initier à la magie des quarts de nuit.
L’apparition de nouvelles unités taillées pour la haute mer, mais accessibles aux classes moyennes, a rendu cette mutation possible. Tabarly n’aurait jamais pu convertir la France à la plaisance sans l’apparition sur le marché de ces voiliers de croisière aussi marins que -relativement- bon marché. Quatre d’entre eux demeurent emblématiques.
Le Corsaire, une révolution venue des Glénans
La première unité de cette escadre nouvelle est née, comme de bien entendu, au sein de l’école des Glénans. La sorcellerie de Jean-Jacques Herbulot avait permis de transformer des planches de contreplaqué en un merveilleux petit dériveur baptisé Vaurien. La célèbre école désirait franchir un pas et initier ses élèves à la croisière à bord de croiseurs plus simples et moins onéreux que ses Côtres des Glénans.
Fidèle à ses principes, Herbulot accoucha d’un plan d’habitable dont les bordés n’utiliseraient que deux feuilles standard de contreplaqué. Il obtint ainsi un voilier dont la silhouette demeure étonnamment moderne aujourd’hui encore, et dont la longueur ne pouvait excéder 5,50 mètres pour la raison que nous venons d’évoquer. Il baptisa sa création Corsaire, ce qui convenait parfaitement à un bateau de croisière que l’on peut qualifier de flibustier de la construction navale de l’époque.
Au-delà des Glénans, le succès fut immédiat. La 2CV des houles offrait en effet la liberté de s’évader au large à des milliers de nouveaux plaisanciers. Avec un plan de pont réellement innovant, un roof bas occupant toute la largeur -généreuse- du bateau, deux couchettes dites cercueil courant à moitié sous le cockpit et la possibilité d’installer un voire deux matelas supplémentaires dans la pointe avant, le Corsaire pouvait accueillir trois à quatre jeunes épris d’aventure ou un couple avec deux jeunes enfants. Certes, il ne disposait ni d’une table à cartes, ni d’une cuisine, encore moins de toilettes. Mais à l’époque, un tel confort ne semblait pas vital.
Combien de jeunes audacieux ont tourné autour de la Bretagne, voire traversé la Manche et même le Golfe de Gascogne, avec pour tout équipement de navigation une carte marine, une règle Cras, un compas pointe sèche et un petit compas de route que l’on fixait sur une poignée pour relever les amers ?
Dériveur lesté de 500 kg (dont 150 de lest), raisonnablement toilé, le Corsaire n’avait besoin que d’un souffle pour se déhaler. Il permettait de mouiller au ras des grèves, grâce à sont tirant d’eau de 50 cm seulement, dérive haute. Il trouvait ses limites au louvoyage dans la forte brise et peinait à remonter contre un vent de force 6. Force 7 le condamnait à laisser passer l’orage. Mais tel quel, il a permis à des générations de futurs grands marins d’apprendre les innombrables savoirs de la croisière comme de la régate côtière. En plein essor lors de la décennie cinquante, la flotte des Corsaire, construite dans huit chantiers différents en France et vendu jusqu’au BHV, dépassa le millier d’unités au cours des années soixante.
Le Golif : la révolution du plastique
Ce n’était que le début de l’irrésistible vogue des voiliers de croisière. En 1962, naissait une unité qui semblait presque deux fois plus volumineuse que le Corsaire, pourtant longue seulement d’un mètre de plus. Mais il s’agissait d’une des premières vraies constructions de bateau habitable dans le matériau destiné à révolutionner la plaisance française, le polyester. Avec son pont et sa coque d’un blanc immaculé, le Golif rencontra d’emblée un succès éclatant, jusqu’à se répandre à près de mille exemplaires en à peine cinq ans.
Cette unité de 6,50 mètres en «plastique» est née de la volonté du directeur des célèbres chantiers Jouët, installés en bord de Seine à Sartrouville, non loin de Paris. Fils du développeur de l’entreprise, successeur de son père polytechnicien et lui-même centralien, Jean-Pierre Jouët était un trentenaire dynamique, exigeant et audacieux. En dépit du succès des productions maison en bois moulé, telles le Cap Horn, il croyait à l’avenir du stratifié de fibre de verre/polyester.
Dès la fin des années cinquante, il s’allia avec une entreprise dieppoise spécialisée dans le matériau nouveau. Poussé par un groupe de fins navigateurs passionnés, aux premiers rangs desquels figuraient Alain Maupas, ingénieur et marin exceptionnel, son frère Didier, déjà intégré à l’équipe du chantier Jouët, ainsi que quelques Corsairistes membres du Groupe des Croiseurs Légers (GCL), qui tous contribuèrent à la définition et à la conception des plans du nouveau croiseur de 6,50 m, Jean-Pierre Jouët commença par consulter l’architecte naval maison, le grand Eugène Cornu. Ce dernier s’estimant trop âgé pour maîtriser la technologie nouvelle, le jeune patron se tourna vers Maurice Colin, son collaborateur depuis près de quinze ans, qui se chargea de transformer les idées des passionnés en un plan de bateau. « Ma seule intervention personnelle, précise Jean-Pierre Jouët, avec sa modestie légendaire, a été d’avoir fait confiance à cette équipe, à Maurice Colin, l’architecte, et à Paul Haloche, mon responsable du département plastique. » A noter que le groupe des initiateurs a puissamment contribué au succès de l’entreprise en commandant les quatorze premiers exemplaires du Golif, avant même sa présentation au salon nautique.
Avec son drôle de roof à deux étages, son large pare-brise offrant la vue sur l’avant et son cockpit très protégé rejeté tout en arrière, le Golif ne ressemblait à rien de connu. Et ses 1300 kilos ne le plaçaient pas dans la catégorie des bateaux ultralégers. Mais ses aménagements étaient bien conçus pour la vie en haute mer. Avec ses entrées d’eau fines et son arrière plutôt large pour l’époque, sa carène avec « retour de galbord » à l’ancienne et quille peu profonde (moins d’un mètre de tirant d’eau) n’autorisait pas les survitesses. En revanche, sa construction monobloc était solide et son comportement très sûr.
Au point que le Golif trouva la gloire quand un navigateur original osa disputer la deuxième transat en solitaire à son bord. Cette année-là, en 1964, un certain Éric Tabarly remporta une victoire de légende et éclipsa la performance de « l’autre Français » de la course, un nommé Jean Lacombe. Celui-ci se classa pourtant 9ème en 46 jours à bord du Golif prêté par le chantier Jouët. L’homme n’en était pas à son coup d’essai : il avait réalisé une première traversée de l’Atlantique homérique à bord d’un minuscule 5,50 m conçu par lui-même (qui n’avait aucune notion d’architecture navale), avant de disputer la première transat de l’histoire, en 1960, à bord d’un Cap Horn, un 6,50 m en bois du même chantier Jouët… et de terminer cinquième et dernier. Quatre ans plus tard, il offrait au Golif la certification de voilier de très grand large.
Le muscadet : la révolution d’un 4x4 à voile
Pourtant, apparu à peine un an plus tard, c’est un autre voilier de même longueur qui devait s’installer au pinacle des croiseurs de légende -et y rester jusqu’à nos jours. Une fois encore, celui-ci était lié aux Glénans, dont son concepteur avait été un des piliers. Ses amis lui demandaient avec insistance de leur imaginer un bateau simple, bon marché mais bon marcheur, capable d’aller loin au large. Diplômé de physique chimie et âgé d’à peine 32 ans, Philippe Harlé avait appris l’architecture navale sur le tas, en concevant une première unité de service pour la célèbre école de voile de l’archipel breton, puis en dessinant un petit dériveur en polyester.
Sans complexe, il se pencha sur sa table d’architecte novice et traça les lignes d’un bateau phénomène. Le cahier des charges imposait d’ouvrir la haute mer aux nouvelles générations, il fallait donc serrer les coûts. Pour cette raison, le contreplaqué s’imposait. Et ce matériau exigeait à son tour des formes simples, un bouchain unique et des bordés quasi verticaux mais développables. Puisqu’il devait affronter la grande houle, le nouveau petit croiseur devait être d’une solidité à toute épreuve : une structure serrée en bois massif, comme les demi-cloisons des aménagements, garantiraient cette qualité. Pour des raisons de coût comme de simplicité, le pont serait quasi-«flush deck», les passavants absents et le cockpit dépourvu de plats-bords, mais pourvu de vrais coffres. Tout comme pour le Corsaire et le Golif, la motorisation serait confiée à un hors-bord dont la puissance ne devrait pas excéder 6cv. A noter qu’avec ses 1 200 kg, le Muscadet se manœuvre très facilement à la godille.
Les aménagements restaient simples mais marins : deux couchettes à demi-cercueil, un coin cuisine et une table à cartes à mi-longueur, puis une couchette double dans la pointe avant. Tout cela était éclairé par trois hublots de coque. Pour le prototype, une grande boîte de sardine avait servi de gabarit à ces ouvertures. Autant dire que l’esthétique de ce premier exemplaire n’était pas exactement son point fort.
Construit au sein du chantier nantais Aubin, le «vilain petit canard» connut d’emblée un succès remarquable. Il n’était pourtant pas le plus rapide de sa catégorie. Mais, comme promis, il était bon marché et bon marcheur. Il révéla d’emblée des qualités marines exceptionnelles. Puissant au près, capable de très bien planer au portant dans la brise, l’affreux jojo était aussi facile à manier que très sûr dans le gros temps. Des audacieux ne s’y sont pas trompés, qui ont traversé l’Atlantique en solo à son bord quelques années seulement après son apparition. En 1977 et 1979, pas moins de trente-six unités participèrent aux deux premières Mini-transat.
Lancé en 1964 et construit par Aubin jusqu’en 1976 à la cadence de cinquante unités par an, le Muscadet devint un must de la croisière et de la régate. Construit par la suite en amateur, comme par des chantiers professionnels (Brava de nos jours), la série demeure incroyablement dynamique grâce à une très active association de propriétaires. S’il fallait choisir un bateau emblématique de la ruée vers le large des années soixante, la tâche serait ardue. Nul doute que le génial bateau de Philippe Harlé emporterait la palme.
L’arpège : la révolution du yachting à la française
Il aurait cependant fort à faire face à d’autre prétendants, au premier rang desquels figurerait l’Arpège. On entre là dans une tout autre strate de l’univers de la voile. L’Arpège était beaucoup plus grand, forcément plus cher et taillé pour rivaliser avec les «yachts» jusque là produit en quasi-exclusivité par les Anglo-saxons. Construit en plastique, il devait inaugurer la production industrielle et rationalisée en grande série. Au contraire des trois unités précédentes, il devait séduire une nouvelle clientèle de passionnés, ces cadres supérieurs des Trente Glorieuses, jeunes, dynamiques et dotés d’un confortable pouvoir d’achat.
Son concepteur était un trentenaire, comme Philippe Harlé. Il n’était pas plus architecte naval de formation que ce dernier. Michel Dufour, génie ascétique et timide, était ingénieur en méthodes industrielles. Venu du nord de la France, il s’installa à La Rochelle lorsqu’il fut embauché chez Brissonneau et Lotz, un constructeur local de voitures de chemin de fer.
Tout naturellement, le jeune cadre se tourna vers la mer et tira ses premiers bords en dériveur. Nommé responsable du département polyester de son employeur, il fut vite conquis par les possibilités infinies du nouveau matériau. Bien vite, il rêva de les appliquer à l’invention d’un bateau de croisière. Audacieux, il apprit les techniques de l’architecture navale, dessina les plans de son bateau de rêve, n’hésita pas à vendre tout ce qu’il possédait et même à sérieusement s’endetter pour fabriquer sa première œuvre.
Après quelques bords prometteurs en baie de La Rochelle, Dufour chargea sa création sur une remorque et partit l’exposer au salon nautique de Paris. Son Sylphe était de même longueur que le Golif et le Muscadet sortis juste avant lui. Il fit sensation. Et fut instantanément vendu sur place, ce qui permit à son courageux inventeur d’en démarrer la production en série. Le succès aidant et la demande pour une unité plus grande se précisant, Michel Dufour se remit à sa table à dessin. En 1967, il conçut une jolie unité de neuf mètres de long, qu’il baptisa Arpège.
Comme son prédécesseur, le nouveau voilier reçut un accueil enthousiaste. Seuls quelques puristes firent la moue devant la hauteur de son franc bord, inhabituelle à l’époque, pourtant bien modérée aujourd’hui. D’aucun jugèrent aussi son maître bau de trois mètres, soit le tiers de sa longueur, extravagant. Des «experts» de salon prédirent qu’avec pareille largeur, le nouveau bateau serait bien handicapé au près. Mais l’Arpège se chargea de contredire les Cassandre. Cet embonpoint étonnant dans les années soixante donnait à la carène puissance et stabilité de forme. Si bien que son concepteur avait pu réduire à la fois le poids du lest et le déplacement total de sa création, ce qui lui conférait une vélocité remarquable. Sans parler de son volume habitable incomparable.
Bien mené, et bien que d’abord conçu pour la croisière, l’Arpège ne tarda pas à briller en course. Un jeune téméraire nommé Jean-Yves Terlain s’aligna à son bord dans la première Transpacifique en solitaire. Le vainqueur se nommait comme de bien entendu Tabarly. Terlain termina deuxième…
Avec son joli roof profilé à deux niveaux, son étrave élancée et son tableau arrière d’abord droit, puis inversé, l’Arpège déclenchait l’émotion propre aux jolis voiliers. Très marins, ses aménagements étaient confortables au large : au pied de la descente on trouvait deux couchettes cercueil de part et d’autre de l’allée centrale, puis une vraie cuisine et une grande table à cartes. Une porte séparait cette zone d’un carré équipé de quatre couchettes de mer. Séparées de la zone de navigation, celles-ci permettaient de dormir bien calé, quelle que soit l’allure. Le poste avant accueillait les toilettes et la soute à voile.
L’Arpège connut un succès considérable pour un bateau de cette taille. Il conduisit son concepteur à inventer une production à la chaîne. Il dépassa les mille unités et conquit les marchés anglo-saxons. C’était une première, une consécration aussi bien qu’un symbole de l’excellence française.
Nul doute que Corsaire, Golif, Muscadet et Arpège ont converti la France à la magie du large. Dans le même temps, ils ont changé le regard des plaisanciers du monde entier sur les créations tricolores.