Le plastique fantastique
Une révolution ? Le mot est galvaudé. Un changement d’ère ? Sans aucun doute, même si le métal avait déjà commencer à détrôner le bois dans la construction navale depuis près d’un siècle. Alors, parlons plutôt d’un avant et d’un après. Comme l’invention de la roue ou de l’électricité, le surgissement du «plastique» dans la vie quotidienne de l’humanité a changé tant de choses qu’on peine à imaginer l’avant. Dans la fabrication de bateaux de plaisance, en tout cas, ce nouveau matériau a tout bouleversé, tout dynamité, tout dynamisé. Certes, il n’a pas complètement remplacé le bois, l’acier ou l’aluminium. N’empêche : il a permis à la construction nautique d’opérer un bond en avant technologique dont on peine encore à prendre la vraie mesure.
Notons d’abord que le terme générique de «plastique» ne couvre qu’imparfaitement les propriétés du nouveau matériau. Le mot renvoie en effet à une potentielle souplesse, une éventuelle flexibilité, voire à un côté aisément malléable. Or le «plastique», c’est encore autre chose. C’est l’alliance de la plasticité qui permet de donner à l’objet futur la forme souhaitée, avec une armature qui lui donnera rigidité et solidité. C’est pourquoi sa vraie dénomination technique -stratifié de verre-polyester- est autrement parlante. Il s’agit d’un composite créé spécifiquement au moment de la réalisation de l’objet. Une résine – fluide, ou… plastique avant durcissement- armée de fibres de verre – donne forme et résistance définitives à la création après séchage.
Un matériau nouveau né de la chimie
Il a fallu les progrès de la chimie au vingtième siècle pour que ce principe ancestral soit revisité. On attribue l’invention de la construction en «stratifié de polyester» en 1935 à deux scientifiques. Le premier était américain, il se nommait Russel Games Slayter, il était ingénieur et fasciné par les propriétés du verre. En 1933, il avait inventé la laine de verre, un excellent isolant. Le deuxième, Allan Dick, était un chimiste britannique spécialiste des nouvelles résines dérivées de la chimie du pétrole et du charbon. Nos deux compères eurent l’idée de créer un matériau homogène en imprégnant de résine polyester des couches de fibres de verre. A l’origine, l’industrie électrique s’intéressa de près à leurs travaux parce qu’elle avait un besoin essentiel d’isolants performants.
En pleine deuxième guerre mondiale, l’industriel américain Owens Corning eu l’idée de commander la fabrication d’une coque de canot à moteur en «plastique» renforcé de fibres de verre. L’industriel avait fait de Games Slayter un de ses vice-présidents, et son entreprise (Corning Fiberglass Corp.) devait devenir un géant du verre. Le prototype du canot apparut en 1944. D’autres firmes chimiques américaines s’étaient lancées dans l’aventure. Reste qu’on attribue à Corning et Slayter l’invention du premier bateau de plaisance en «plastique».
Il est fascinant ou mystérieux de constater que les bateaux en plastique sont en réalité en… verre. Ce qui ne rassurera pas ceux qui viennent de casser une vitre par mégarde. Le verre n’est-il pas par définition un matériau «fragile» ? Eh bien, pas tellement, du moins quand on parle de «fibre de verre». Cette fibre s’obtient en étirant à grande vitesse des billes de verre en fusion (à très haute température) qui passent à travers une sorte de passoire de façon à obtenir des filaments plus fins que des cheveux (d’un diamètre de 9 à 15 microns). On réunit ensuite ces filaments en faisceaux entrelacés selon diverses combinaisons. Puis ces fils de verre reçoivent un revêtement qui permettra l’accrochage de la résine.
Quant à la «fragilité» de cette fibre, notons que sa résistance à la rupture en traction est comparable à celle… de l’acier ! Et son élasticité comparable à celle de l’aluminium. Pour une densité inférieure. Avant de crier au miracle, précisons que les propriétés exceptionnelles de la fibre dépendent grandement de la façon dont les fils sont agencés. S’ils sont croisés en deux voire trois directions, – on parle alors de «mat» (prononcer matte)- ils n’auront pas les mêmes capacités mécaniques que s’ils sont alignés en longs paquets continus et enroulés en bobines, portant alors le nom de roving. Dans la construction nautique, mat et roving ont chacun un usage spécifique : le premier pour les bordés, par exemple, qui sont de grands panneaux simples et le deuxième pour les parties plus tourmentées (dans le cockpit par exemple). Ajoutons-y les «unidirectionnels» orientés dans le sens des efforts pour supporter des charges spécifiques.
Un processus adapté à la construction en série
Mais n’anticipons pas. Dans le nouveau matériau, le verre ne serait rien sans la résine et réciproquement. Cette dernière se présente sous forme d’un liquide visqueux et translucide, dont la mise en œuvre réclame un catalyseur et un durcisseur. Le processus de polymérisation permet d’obtenir une forme rigide, légère et solide, après imprégnation des tissus de fibre de verres souples avec une résine liquide…
Comment comparer cette alchimie à la mise en œuvre millénaire du bois et centenaire du métal, où le matériau préexiste à sa mise en œuvre ? L’intérêt majeur du «plastique» consiste à pouvoir imaginer les formes que l’on veut, aussi innovantes, complexes voire torturées soient-elles. Au prix d’une mise en œuvre bien moins exigeante en termes de savoir-faire et d’heures ouvrées que la construction traditionnelle en bois, moins technique que la soudure métallique et plus facilement reproductible.
En schématisant le processus, on commence par construire un moule femelle à partir d’un master, ou d’une matrice en bois aux formes exactes de la coque que l’homme de l’art a dessinée. Ce moule est certainement la partie la plus délicate de toute l’opération. Il faut en effet assurer sa tenue par des raidisseurs extérieurs en métal et poncer son revêtement intérieur le plus soigneusement possible avant de l’enduire de cire. On applique ensuite le «gel coat», la peau extérieure étanche de la coque qui aura l’aspect d’une peinture classique (d’où l’impératif de partir d’une surface immaculée). Ensuite, on pose les tissus de verre que l’on enduit de résine au rouleau au pinceau ou même au pistolet, en couches (ou «strates») successives. Dans les endroits torturés, on projette résine et fibres de verre au moyen de pistolets spécialement conçus pour cette opération et alimentés par les bobines de roving évoquées plus haut. Puis on procède à la délicate phase de démoulage de la coque avant de la raidir et de la structurer avec des cloisons et des contremoules.
Les avantages de la construction en polyester armé de fibre de verre sautent aux yeux : on peut donner à la coque et au pont la forme exacte que l’on souhaite. On peut reproduire à l’infini des coques identiques à partir d’un même moule. Le «plastique» est étanche, solide, insensible aux éléments. Il ne connaît ni rouille, ni corrosion, ni putréfaction. S’il est correctement mis en œuvre, il ne risque pas le «délaminage» (séparation des diverses couches de fibres de verre). Certes, à poids égal, sa raideur est sensiblement inférieure à celle du contreplaqué. Mais il résiste bien mieux au poinçonnage. On découvrira bien plus tard que le «gel coat» peut connaître des faiblesses d’étanchéité. Mais de nouvelles résines y remédieront. Et surtout, le plastique autorise la construction en série à des cadences bien supérieure à celles de tous les autres matériaux. D’où des coûts également bien inférieurs et des prix en rapport.
Des pionniers qui ont la foi
Evidentes, ces qualités n’étaient pas suffisantes. Le nouveau matériau a d’emblée suscité une immense méfiance. Au début, les experts de salon considéraient qu’il était juste bon à étanchéifier les coques en bois. Mais au milieu des années cinquante, le constructeur américain Hinckley a osé produire ses premières coques en «plastique». Implanté dans l’Etat du Maine et célèbre jusque là pour ses chefs d’œuvres d’ébénisterie et de marqueterie, Hinckley promettait que ses nouvelles productions seraient plus légères et plus solides que leur devancières en bois. Bien évidemment, les gardiens de la tradition tempêtaient : le nouveau matériau n’avait ni la noblesse ni les qualités susceptibles de convenir à des yachts, nécessairement aussi marins qu’élégants. Hinckley a persisté. Avec succès.
En France, la première coque en plastique apparaît en 1952. Il s’agit d’un petit dinghy sur plans de l’architecte Pierre Staempfli. Mais les vrais pionniers du polyester se nomment Costantini, Lanaverre, Jeanneau ou Rocca.
Installés à La Trinité, les frères Costantini, pourtant spécialistes du contreplaqué, produisent en 1956 le premier sloop habitable français en plastique. Longue de sept mètres, cette unité a moins marqué l’histoire que son voisin de chantier. Tandis que les premiers sloops voient le jour, un jeune enseigne de vaisseau nommé Eric Tabarly s’acharne à ressusciter un cotre noir né à la fin du siècle précédent. Il utilise sa moribonde coque en bois comme moule et applique sept couches de tissus de verre imprégnés de résine polyester pour en créer une nouvelle. Le cotre s’appelle Pen Duick.
Un peu plus tôt, en 1955, un tonnelier bordelais nommé Lucien Lanaverre, dont l’affaire périclitait, décide de se reconvertir dans la fabrication de bateaux. Il produit d’abord un 505 -fabuleux dériveur- en bois moulé, puis ose réaliser un petit Moth (minuscule dériveur pour solitaire) en polyester. Sa rencontre avec l’architecte naval Christian Maury change son destin. Ce dernier a dessiné un dériveur pour l’école de voile de Socoa, au pays Basque. En 1958, les deux audacieux décident de lancer la construction en polyester de ce modèle. Lequel connaît vite un immense succès et devient une vedette des plans d’eau internationaux : ils l’ont baptisé 420. Au début, leur enthousiasme compense leur manque d’expérience… que le succès fulgurant leur confère.
Dans le même temps ou presque, les deux fils d’un charpentier italien installé en France, décident de lancer la fabrication de canots automobiles en polyester. Le premier se nomme Oreste Rocca, c’est un fou de courses et autres acrobaties aquatiques. Il a remarqué que les coques en polyester résistent mieux que leurs cousines en bois lorsqu’il s’agit d’emprunter le tremplin qui propulse le canot au centre d’un cercle de flammes… Son frère Louis Rocca se charge des aspects techniques de la construction. Au cours de l’année 1957, les frères Rocca construisent 1500 canots en polyester. Ils ont consommé 80 tonnes de résine et 70 tonnes de tissus de verre.
Cette même année, un jeune casse-cou vendéen, amoureux de voltige, de moto et de motonautisme réalise une coque en bois avec laquelle il vire en tête la première bouée des Six heures de Paris. Il y voit comme un signe. Il se nomme Henri Jeanneau. Il a repris la quincaillerie familiale aux Herbiers, mais il consacre l’essentiel de son temps à courir et à dessiner des canots rapides. Il ne croit pas au polyester. Néanmoins, l’année suivante, il consent à produire une coque en plastique «pour voir». Il teste son prototype en le lançant à plein vitesse sur des galets, du sable et même des rochers. Il sort de ces expériences convaincu. A ses yeux, le nouveau matériau représente une percée technologique sans précédent. Il bâtit une usine, démarre la production en série de bateaux en «plastique». Il ne reste plus qu’à convaincre les clients.
Lesquels ne demanderont que ça. Que ce soit en canot à moteur en dériveur ou très vite en habitable, la déferlante polyester gonfle partout en France. Elle permet et accompagne un vrai changement d’ère : la conversion d’un vieux pays rural aux magies de la mer.