Naissance d‘un marché

Gérald Guétat
Innovation
Oreste Rocca ©Guy Lévèque
Dans la décennie 1960, l’émergence du marché de la plaisance à moteur apparaît comme un prolongement du développement du tourisme sur les littoraux français. La clientèle, constituée en grande majorité de néophytes, est attirée par la séduisante facilité d’accès à la navigation côtière que procure le motonautisme - alors comparé à l’automobile - en la libérant des contraintes et du temps nécessaires à l’apprentissage de la voile.

En 1960, la plaisance à moteur est encore un marché en devenir, qui dépend, pour son éclosion, de conditions sociales et économiques favorables. Celles de la décennie qui mène à 1970 sont particulièrement propices au développement des loisirs de plein-air.

La notion même d’industrie nautique en France est une nouveauté, formalisée par la fondation d’une fédération professionnelle en 1964. La FIN manifeste une prise de conscience de la nécessité d’une organisation destinée, entre autres, à promouvoir les plaisances à voile et à moteur auprès des pouvoirs publics et de la population. Pour ce faire, le grand public est convié, dès 1962, à rêver, voire à acheter au Salon nautique de Paris. Le nouveau palais de verre et de béton au cœur du quartier de Défense qui l’accueille, symbolise les ambitions de modernisation du pays à marche forcée.

Au niveau des gouvernants, ces mêmes ambitions sont à l’origine d’un gigantesque plan de création d’infrastructures pour stimuler la croissance et lui permettre d’irriguer des régions entières. En effet, l’automobile et les vacances comptent parmi les premiers effets de l’expansion sur l’évolution du mode de vie des Français durant la décennie. Le « temps libre » gagne du terrain avec la réduction de la durée du travail et une quatrième semaine de congés payés. Le tourisme de masse ouvre la voie à de nouveaux rapports du public avec la mer.

Les grands travaux de l’ère Gaullienne sont portés par les gouvernements d’alors. Il a été décidé, en particulier, de faciliter les déplacements avec la construction – jugée d’ailleurs trop lente à l’époque – des autoroutes qui vont mener d’abord vers la Méditerranée, puis vers le sud-ouest, l’ouest et la Manche. La liaison Paris-Lyon ne sera achevée qu’en 1971 et les « bouchons » annuels dans les villes traversées par la mythique route nationale 7 vers la mer deviennent légendaires. Certaines projets d’envergure sont emblématiques de ce volontarisme d’État. Le port et la ville nouvelle de la Grande Motte, en Languedoc, sont lancés en 1963 pour attirer les vacanciers de tout le Nord de l’Europe. Sur la Riviera française, le port Pierre-Canto, premier port privé d’Europe, plus élitiste, est inauguré à Cannes en 1965.

L’offre d’activités de plein-air est omniprésente. Le développement du camping, du caravaning, voire du pique-nique, va trouver dans la pratique du nautisme un prolongement naturel. Le vacancier devient de plus en plus conquérant pour tenter de quitter la foule des plages. L’aventure est à portée de main. Les nouvelles pratiques que sont la promenade côtière, le ski nautique et la plongée sont en vogue et la plaisance à moteur dispose d’un atout considérable. Alors que la grande majorité des acheteurs de bateaux sont des débutants, le tourisme au moteur est ressenti comme plus accessible qu’à la voile, en évitant tout un apprentissage considéré comme long et contraignant.

Une odyssée maritime

Les chantiers vont alors se charger de proposer des gammes de bateaux de plus en plus variées pour accompagner le désir de loisirs touristiques ou sportifs avec des prix les rendant plus accessibles dans une simplicité croissante d’usage et d’entretien grâce aux matériaux modernes.

Les constructeurs, premiers acteurs du développement de la plaisance à moteur du début des années 1960 en France, sont souvent les créateurs de leur chantier ou les descendants des artisans des décennies précédentes. Sur un marché naissant qui entame un long virage vers le large, peu survivront aux mutations techniques et commerciales qui s’annoncent.

Mais, qu’ils soient héritiers d’une longue tradition ou nouveaux-venus, tous vont devoir intégrer les révolutions techniques qui viennent de changer la donne de la construction nautique : la fibre de verre, la carène « Hunt » en V et l’embase relevable « Z-drive ». Il va falloir compter aussi sur

l’apparition de catégories nouvelles comme les pneumatiques et l’évolution de la demande vers le tourisme côtier de proximité et la pêche.

La décennie 1960 marque ainsi la fin du temps d’artisans souvent installés de longue date sur les grands fleuves comme la Seine. Quelques exemples permettent d’évoquer les noms de ces maisons appelées à disparaître des écrans radars en moins de dix ans.

-Seyler qui remonte aux temps héroïques du début du XX° siècle propose encore, au début des années 1960, plusieurs modèles de dinghy hors-bord de 4 à 4,60 mètres ainsi qui qu’une petite gamme de runabout in-board de 5 mètres et plus.

-Le nom de Matonnat, associé au nautisme sportif depuis 1933, s’est développé à la fois à Nevers et Paris, puis à Arcachon. Ses petits hors-bords sont très réputés pour la qualité et la finesse de leur construction en bois de type canoë

Runabout Seyler, 1962 ©Guy Lévèque
Runabout Matonnat, 1969 ©Guy Lévèque

Historique

  • En 1937, Frantz Liuzzi commence à construire de fins canoës dans la cour d’un immeuble bourgeois de Neuilly. Après-guerre, le renouveau des sports mécaniques le conduit à s’intéresser au motonautisme avec des runabouts originaux, de sport et de compétition, en bois moulé. Il remporte lui-même ou avec des clients aisés, une longue liste de trophées et de records du monde. À la fin des années 1950, le magazine Moteur le décrit comme un mélange d’Amédée Gordini et de Christian Dior. De fait, ses bateaux sont beaux, rapides et chers.
  • Gonzague Olivier est avant tout un sportif accompli et éclectique. Excellent pilote automobile, il remporte sa catégorie aux 24 Heures du Mans sur Porsche en 1954 avant de se lancer dans la construction motonautique en installant un chantier moderne à Cannes. Gonzague Olivier se concentre initialement sur le marché de la plaisance en Méditerranée avec des unités de 3,60 à 5,40 mètres, in-board et hors-bord. Il étendra sa gamme jusqu’au cruiser de 6 mètres et plus.
  • Le chantier Jouët est installé en région parisienne depuis le XIX° siècle. Au tournant de la décennie 1950, il adopte très tôt la fibre de verre pour la plaisance et connaît le succès avec de petits voiliers populaires et des coques à moteur hors-bord tournées vers le sport et la promenade. Cette entreprise, comme des dizaines d’autres, va disparaître à la fin des années 1960 même si son nom sera repris par les nouveaux industriels qui émergent au tournant de la décennie. Mais, d’autres noms connus de longue date vont survivre, s’adapter, se transformer et prospérer aux côtés de nouveaux venus.
  • Les débuts de Jeanneau en Vendée feraient penser à une bande dessinée à la Michel Vaillant : Henry est un jeune homme d’action qui a fait ses armes dans la 2ème DB puis en Indochine, intrépide pilote d’avion privé, passionné de moto et de ski-nautique, avec à ses côtés, une discrète héroïne du nom de Nelly. Un coup de foudre pour le motonautisme le pousse à se lancer dans la course dès 1956. Vainqueur des 6 Heures de Paris, il accumule les commandes et lance une petite gamme autour de son premier modèle, le « Sport » de 4,05 m pour moteur de 15 à 45 ch.
  • Albert Couach a commencé la fabrication de moteurs marins en 1897. La firme Moteurs Couach sort ses premiers diesels en 1937. Dix ans plus tard, Guy Couach entre dans la firme dirigée par son père Robert. La première vedette Arcoa est construite en bois, sous sa direction technique en 1955, puis un nouveau chantier est créé à Arcachon en 1961.
Vedette Arcoa, 1959 ©Guy Lévèque
  • La marque Rocca, commercialement très dynamique et représentée par un important réseau de  concessionnaires, va passer le cap des années 1960 en symbolisant une tradition familiale à la fois sportive et populaire. De nombreux adeptes du motonautisme ont tracé leur premier sillage au volant d’un Rocca en fibre de verre.
  • Auguste Kirié créé son chantier en 1927 aux Sables d’Olonne, spécialisé dans les canots hors-bord de moins de 5 mètres. Son fils Claude donne à l’affaire une grande visibilité grâce à la compétition dans les années 1950, remportant, entre autres les Six Heures de Paris, ce qui influence le caractère sportif des petits hors-bords de sa fabrication. Il est victime d’un accident mortel en course en octobre 1964, non sans avoir lancé le développement de sa marque en passant à la fibre de verre. Par la suite, Kirié va s’orienter vers la pêche, la promenade et surtout la voile
Dinghy chantier Kirié, 1961 ©Guy Lévèque
  • Le nom de la famille Bénéteau est bien connu des professionnels de la pêche. Son entrée dans le monde de la plaisance se fait au début des années 1960 par l’intermédiaires de ses canots annexes en polyester pour sardiniers. Remarqués par de futurs concessionnaires, leur grande adaptation à la pratique de la promenade et de la pêche donne l’impulsion à la création d’une première gamme de coques à moteur et d’une nouvelle catégorie de bateaux appelée à un grand succès, avec la vedette Ombrine de 5,80 m lancée au Salon de Paris en 1965.
Saint-Gilles-Croix-de-Vie : chantier Beneteau, 1971, INA
  • De nouveaux types de canots arrivent aussi sur le marché, inspirés par l’aventure extraordinaire du jeune docteur Alain Bombard qui a traversé l’Atlantique en 1952 à bord d’un pneumatique de la firme Zodiac, longtemps spécialisée dans l’aéronautique et les dirigeables. Ces deux noms propres vont bientôt entrer dans le langage courant pour désigner tout pneumatique comme on dit alors un Bic ou un Frigidaire, tout en attirant plusieurs concurrents sur le marché en plein essor de la plaisance, du sport, de la chasse et de la pêche.
Bombard ©Guy Lévèque

Evolution nautique et nouvelle navigation

Pour conquérir le vaste potentiel commercial des coques rigides ou gonflables des années 1960, toutes les firmes nationales, petites ou moyennes, ne doivent cesser d’innover pour faire face à la très forte concurrence des importations, surtout américaines, italiennes et scandinaves. La plaisance française va s’en montrer extrêmement capable sur la plupart des segments du marché.

« À demande nouvelle, offre variée » pourrait être la devise des chantiers français. Cependant, le vocabulaire nautique professionnel doit aussi s’adapter pour donner des points de repère fiables aux acheteurs potentiels face à une série de pratiques nouvelles du bateau à moteur. Il faut donc aussi « des mots pour le dire ».

En une décennie, le lexique va évoluer ainsi que la familiarisation du public avec les termes nautiques. Le rôle déterminant de la presse spécialisée, non seulement nautique – par exemple le magazine Neptune Nautisme est créé en 1963 – mais aussi automobile est à souligner. En effet, des périodiques comme l’Automobile ou L’Action Automobile et Touristique, consacrent alors plusieurs pages par numéro au motonautisme où les aspects pratiques et la nouveauté sont privilégiés.

 

Au début de la décennie 1960, on ne parle pas encore de « motonautisme » mais de coque à moteur.

Les mots traditionnels de « runabout » (moteur interne) et « dinghy » (hors-bord) subsistent largement dans l’usage courant. On note, pour ces deux catégories fondatrices, un niveau de finition constamment en amélioration, l’apparition de « hard-top » comme sur cabriolet. Les rares runabouts de haut de gamme construits en France se rapprochent des lignes et des normes italiennes tout en se distinguant par leur transmission par embase relevable Z-drive.

La notion de nouveauté « Salon » est très présente sur les petites unités de 4 à 5 mètres, imitant, là aussi, la mode automobile. Le dinghy, est généralement « de sport » pour le ski nautique ou plus orienté vers la promenade, un mot récurrent à l’époque chez tous les constructeurs.

Avec le développement du tourisme côtier, de la promenade et du pique-nique familial en navigation, la protection d’une petite cabine dotée d’aménagements minimum est de plus en plus recherchée. On parle alors de « vedette de vacances », à partir de 5,50 m, hors-bord ou in-board – les petits modèles jusqu’à 6,50 m étant rarement à moteur diesel.

Leur point fort est d’être transportable sur remorque. Elles sont aussi dites « habitables », qu’elles soient « sportive » ou de « promenade ».

On trouve même des offres françaises de coques de moins de 5 mètres présentées comme « vedette de petite croisière côtière pour 4 passagers, avec capote cabriolet ».

Dans le secteur des pneumatiques, les constructeurs cherchent à convaincre de leur fiabilité et se concentrent sur la qualité plus que sur la nouveauté

Jusqu’au milieu des années 1960, la notion de « pêche-promenade » fait encore partie du domaine de la voile. Les premières coques à moteur de cette catégorie en devenir font des débuts très modestes dans une inspiration venue des bateaux de pêche professionnelle. On parle de « timonier ».

Au sommet de l’offre, la « vedette de mer » d’une dizaine de mètres est considérée comme un véritable petit yacht dont les performances croissantes sont mises en valeur par la vogue des grandes compétitions off-shore annuelles en Angleterre et en Italie (Cowes-Torquay et Viareggio-Bastia-Viareggio).

Chantiers nautiques : Nouvelle ère

A la fin de la décennie, les chantiers français sont réputés très actifs sur la plupart des segments du marchés et les mots, véhiculés par les catalogues et la presse, évoluent sous l’influence américaine.

L’ancienne « vedette de vacances » est devenue « Day cruiser » in-board, souvent de 5 à 7,50 mètres ou hors-bord, généralement de 4 à 6 mètres. Ces unités sont toutes de mieux en mieux finies avec WC en option, les roofs autrefois aveugles sont dotés de hublots, de véritables fenêtres et de pare-brise. L’évolution du niveau de confort domestique se répercute naturellement sur la plaisance.

Le dinghy est devenu « coque ouverte » dont beaucoup sont motorisés avec transmission « Z drive »

Le type runabout reste en vigueur tout en étant, lui aussi, de plus en plus aménagé avec banquettes transformables en bain de soleil et espaces de rangement. Pour le désigner, on parle aussi de « coque ouverte in-board ».

Daycruiser Cormorant, 1968 ©Guy Lévèque
Daycruiser Cormorant, 1970 ©Guy Lévèque

Toujours au sommet de la hiérarchie et des tarifs, la « vedette de mer », en pleine évolution, est de plus en plus proposée avec un « fly-bridge », héritage des bateaux de pêche au gros de Floride. Sa motorisation est en majorité diesel avec transmission V drive et arbre d’hélice.

De nombreux chantiers passés du bois au polyester ont décidé de conserver le même nom de modèle pour leurs nouvelles versions dans le matériau d’avenir. Le client, potentiellement fidélisé, souffrira ainsi moins d’une impression de « déclassement », même avec une unité d’occasion peu récente.

Vers la fin de la décennie 1960, l’industrie nautique n’échappe pas aux premiers mouvements de regroupement ou de restructuration, comme la création de Yachting France ou le rachat de Jouët par Dubigeon Normandie.

Alors que la courbe du chiffre d’affaires du motonautisme a connu une progression très régulière pendant dix ans, comme lors d’une phase de décollage sans risque, la décennie suivante sera celle d’une forte expansion plus mouvementée.

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