Ports de plaisance, chacun chez soi !
Jusque là, les plaisanciers restent peu visibles sur les côtes françaises. D’abord parce qu’ils sont peu nombreux : on ne recense guère plus de mille cinq cents bateaux habitables au début des années cinquante, toutes catégories confondues (il y en aura dix fois plus une décennie plus tard, et deux cents fois plus au XXIe siècle…).
Ensuite en raison de l’absence d’installations dédiées à cette pratique. Les plaisanciers n’ont alors d’autre choix que de se fondre discrètement dans le paysage en utilisant les rares espaces laissés vacants par les professionnels de la mer. Faute d’abris spécifiques, ils amarrent leurs bateaux où ils peuvent : sur un ponton bancal, improvisé tant bien que mal par le club local dans l’eau huileuse d’un bassin de commerce ou de pêche, parfois directement le long d’un quai noir de charbon ou de minerais divers. Pour ne rien arranger, la cohabitation pose souvent problème, les professionnels n’appréciant guère la présence de ces gêneurs aux coques fragiles et leur faisant rudement savoir…
La solution la plus sûre et la plus confortable consiste alors à laisser son bateau amarré à un corps-mort individuel dans une zone de mouillage abritée. Mais cela ne marche pas de la même façon partout : les Bretons sont à cet égard les mieux lotis avec leurs nombreux estuaires ou criques protégées de la houle du large. Sur les côtes plus rectilignes, les quais mazouteux restent la seule option.
Un mécène aux Embiez
La croissance de l’activité et donc de la demande de structures mieux adaptées va changer la donne. Accueillis comme une bénédiction par des pratiquants de plus en plus nombreux, les premiers ports de plaisance voient le jour au milieu des années soixante, issus à la fois d’initiatives privées et d’une politique volontariste de l’état en matière d’aménagement du littoral.
Les bassins du tout premier d’entre eux ont été mis en eaux au printemps 1963 dans le Var. Il s’agit de Port Saint-Pierre des Embiez, sur l’île du même nom, au large du Brusc, tout près de Toulon. Cette première doit tout à l’entrepreneur Paul Ricard, qui – après avoir racheté l’île de Bendor en 1950 – s’est porté acquéreur des Embiez en 1958 avec l’ambition “de protéger ce paradis naturel et d’en faire une destination pour tous ceux qui aspirent à se ressourcer et à se retrouver, loin des foules et de la pollution du continent” comme il l’écrira plus tard. Même si la construction d’un port peut sembler aujourd’hui en contradiction avec cet objectif, force est de reconnaître que le mécène a su prendre soin des lieux en limitant l’emprise des bâtiments, en sauvegardant l’essentiel du territoire de l’île et en y accueillant des activités axées sur la préservation de la nature – notamment un refuge de la Ligue pour la protection des oiseaux et un laboratoire sur la biodiversité marine. Débutés en 1959, les travaux suivent un schéma original pour l’époque : les infrastructures en dur sont construites avant que ne soient draguées et mises en eau les zones marécageuses prévues pour les bassins. La capacité d’accueil passera progressivement de 300 places à 750 au fil des années.
Port Pierre Canto, Cannes 1965
Peu après c’est encore un investisseur privé qui lance le premier port de Cannes réservé à la plaisance, le vieux port de la ville étant pour l’essentiel occupé par les pêcheurs, les bateaux de commerce et les vedettes de liaison avec les îles. Après avoir convaincu la municipalité de l’intérêt du projet et obtenu une concession de cinquante ans sur le site, le promoteur immobilier, Pierre Canto finance intégralement la construction du port par le biais d’une société dont le nom alambiqué – l’International Sporting Yachting Club de la Mer – peut faire sourire. Mais l’évolution est bien réelle : inauguré en 1965, le port porte le nom de son créateur et installe pour de bon la plaisance dans le paysage cannois, proposant 650 places dont une centaine réservées aux bateaux de passage. Avec un mode de tarification qui fait alors grincer des dents : le décompte se fait de minuit à minuit, ce qui implique une facture de deux jours d’escale pour la moindre nuit passée au port…
La ruée vers l'or bleu
À peine plus d’un an après l’ouverture de Port Canto, les chantiers se multiplient sur le littoral entre Provence et Côte d’Azur. En 1967, le nouveau port de Menton Garavan et celui des Capucins à La Ciotat sont parmi les premiers à être inaugurés. Mais partout les digues s’allongent, les dragues travaillent en continu et les bateaux commencent à s’amarrer le long de pannes toutes neuves posées dans des bassins où s’activent encore grues et engins de travaux : à Hyères, au Lavandou, à Giens (La tour Fondue), à Porquerolles, à Port Gallice, près d’Antibes, ou à Porquerolles.
Le nouveau port de Beaulieu entre en service en 1968 et les bassins de Saint-Raphaël, La Napoule, la Rague, accueillent leurs premiers bateaux dès la saison 1969. En l’espace d’à peine trois ans plus de dix mille places réservées à la plaisance sont ainsi créées de toutes pièces rien que dans cette partie est de la Méditerranée ! Sans parler des structures en cours d’agrandissement et des nombreux autres programmes qui seront opérationnels entre la fin des années soixante et le début de la décennie suivante, à l’exemple de Saint-Laurent-du-Var ou des Lecques, ou encore de Marina-Baie des Anges avec ses impressionnantes pyramides.
Impossible pendant ces années là de tenir une comptabilité précise du potentiel d’accueil : il augmente chaque trimestre de quelques centaines de places au fil de l’avancement des installations…
À quelques exceptions près ces réalisations sont issues d’initiatives privées dans lesquelles le promoteur assure la rentabilité de son projet grâce aux opérations immobilières associées, mais aussi en vendant le maximum de places (dans la limite légale de 75 % de la capacité totale du port, les autres devant rester disponibles pour la location) sous forme d’amodiations, c’est à dire de droits d’usage pour une durée déterminée pouvant atteindre une cinquante d’années. Le tout à un tarif dépassant parfois la valeur du bateau lui-même. Un schéma donc très différent de celui qui a cours sur les autres façades maritimes.
Le charme discret des marécages
Un projet atypique se distingue ces années là sur les côtes provençales, la “cité lacustre” de Port Grimaud, imaginée par l’architecte François Spoerry. Une réalisation dont l’audience déborde largement l’univers de la plaisance comme en atteste l’émission diffusée le 1er janvier 1968 par la télévision française où l’on voit Brigitte Bardot arpenter longuement les canaux et ruelles du port – pas encore totalement achevé – devant la caméra de François Reichenbach (avec notamment des images tournées à bord de La Désirade, le voilier personnel de François Spoerry, construit cinq ans plus tôt chez Jouët). Propriétaire d’une maison à Cavalaire, l’architecte a appris en 1962 la mise en vente d’un terrain de 33 ha dans le fond de la baie de Saint-Tropez. L’affaire n’intéresse pas les promoteurs classiques en raison du caractère inhospitalier des lieux, une zone marécageuse coincée entre deux rivières aux cours capricieux. Elle montre au passage la capacité d’innovation d’un homme très motivé par la plaisance, qui va imaginer toutes sortes de solutions techniques pour implanter le village de ses rêves, avec un poste d’amarrage pour chaque logement.
Le permis de construire, déposé dès 1963, n’est validé que trois ans plus tard en raison de nombreux obstacles administratifs : notamment la supression prévue de deux silos abandonnés, considérés par les affaires maritimes comme “amers essentiels” pour la navigation. Spoerry finit par convaincre les autorités en assurant que le clocher de l’église du futur village ferait un bien meilleur amer… Les travaux commencent aussitôt et malgré les nombreuses difficultés – en particulier des inondations dévastatrices provoquées par les débordements de la Giscle, la plus grosse des rivières – les premiers logements et postes d’amarrage sont livrés dès l’été 1967. L’ensemble du projet initial sera achevé au tout début des années soixante-dix, avec une capacité de 1100 bateaux. Il correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui Port Grimaud 1, les extensions réalisées ensuite – Port Grimaud 2 et 3 – ayant permis de créer 1300 places supplémentaires.
Dans le même temps, de l’autre côté de la Giscle, les marines de Cogolin ont suivi sensiblement la même trajectoire que leur voisin – avec une conception nettement plus conventionnelle – accueillant elles aussi leurs premiers bateaux en 1967 avec une capacité à terme de 1500 places.
L'essor du languedoc-roussillon
À l’ouest du delta du Rhône, dans un paysage réputé austère et insalubre – et à ce titre négligé par les promoteurs immobiliers – l’aménagement du littoral prend une toute autre forme. À défaut d’investisseurs motivés, l’état, soucieux de dynamiser la région et de capter une partie du flux touristique qui file chaque année vers les côtes espagnoles, prend les choses en mains. Le gouvernement de Georges Pompidou crée en 1963 la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale), dirigée par Olivier Guichard, qui va lancer aussitôt la mission d’aménagement touristique du Languedoc Roussillon, plus connue sous le nom de son président, Pierre Racine, ex-directeur de cabinet du premier ministre précédent, Michel Debré. Entre autres projets – routes, aéroports, infrastructures diverses… – la mission Racine décide de la construction de plusieurs stations balnéaires : ainsi vont naître les ports de plaisance de Saint-Cyprien, Port Barcarès, Port Leucate, Gruissan, Le Cap d’Agde, La Grande-Motte et Port-Camargue.
Après des travaux considérables pour assainir cette zone marécageuse infestée de moustiques, les chantiers commencent effectivement en 1966 et le vaste bassin de La Grande Motte est le premier à accueillir des bateaux au tout début de l’été 1967. L’automne suivant, il recevra même la visite du général De Gaulle venu suivre l’avancement d’un chantier encore très loin de son aspect actuel : si le port est déjà en service, les abords restent à l’état de terrains vagues, les fameuses pyramides de l’architecte Jean Balladur étant encore au stade des fondations…
À la fin de la décennie, le bilan est impressionnant pour cette région qui, jusque là, ne proposait quasiment aucune installation pour la plaisance : en comptant les autres équipements créés presque simultanément (comme Carnon ou Le Canet-Plage), ce sont là aussi plus de dix mille places qui sont sorties des sables en quelques années, sans parler des importantes possibilités de stockage à terre.
Composer avec les marées
L’évolution se révèle plus laborieuse en Atlantique et en Manche. Malgré la présence de nombreux clubs très actifs, les pratiquants de ces régions devront attendre plus longtemps que leurs homologues de Méditerranée pour bénéficier de vrais ports de plaisance. Un paradoxe qui tient en partie au grand nombre d’abris naturels sur ces côtes, mais aussi au fait que la construction pose ici des problèmes plus complexes en raison de l’amplitude des marées.
Jusqu’à la fin des années soixante, en Normandie comme en Bretagne, en Vendée ou dans le Sud-Ouest, les plaisanciers doivent se contenter des quelques pontons disséminés dans les grands ports de commerce ou de pêche. Les idées ne manquent pourtant pas : à Saint-Malo, on parle d’un port de plaisance dans l’anse des Bas-Sablons depuis les années cinquante. Mais du fait d’oppositions diverses le projet ne recevra l’aval des autorités qu’en 1968 et ne sera finalement mis en service qu’en 1976. Entretemps, les trois pontons du bassin Vauban ont permis d’améliorer la situation mais les restrictions d’accès pour la plaisance à l’incontournable écluse du Naye rappellent que la navigation de loisir n’est alors ici que “tolérée”.
Les ports d’Arcachon et de Royan font figures de pionniers, étant parmi les premiers à réserver une part importante de leurs installations à la plaisance à partir du milieu des années soixante. En Manche Est, Courseulles et Ouistreham lui accordent aussi assez tôt une belle place. Mais c’est à Port Haliguen, en baie de Quiberon, que s’ouvre en 1968 le premier port de Manche-Atlantique spécialement construit pour la plaisance. Bien d’autres vont suivre, pour la plupart des projets envisagés depuis longtemps mais qui ne se concrétiseront que dans les années soixante-dix : le Moulin-Blanc à Brest, Pornic, Le Crouesty, Granville (avec ses fameux caissons Jarlan, parois de béton ajourées pour amortir la houle), Les Sables d’Olonne… Sans oublier bien sûr l’aménagement de la pointe des Minimes, à La Rochelle, dont les trois premiers pontons – 120 places disponibles… – sont posés en 1971. Cette marina emblématique peut loger aujourd’hui 4700 bateaux, continuant ainsi à rivaliser avec Port Camargue (5000 places) pour le titre de premier port de plaisance d’Europe.