La voile comme un ouragan

Olivier Peretie
Économie
Arpège ©Guy Lévèque
Double paradoxe des années soixante-dix : les bateaux à moteur trustent encore 70 % des nouvelles immatriculations, mais la voile domine l’économie et la médiatisation de la plaisance. De grands chantiers sombrent après les deux chocs pétroliers, le dériveur s’effondre, mais les leaders français progressent vers la place de numéro un mondial du nautisme.

Elle est autant l’emblème que le symbole de l’excellence française du début des années soixante-dix. L’entreprise rochelaise Le Stratifié Industriel, devenue Michel Dufour SA, incarne la créativité puis l’origine du leadership tricolore sur l’industrie mondiale du voilier de croisière. Elle produit quatre modèles de 6,50 m à 12,50 m, tous enveloppés d’un prestige certain. Certes, le plus grand d’entre eux, le ketch Sortilège, obtient un succès d’estime plutôt qu’un record de ventes. Mais l’usine flambant neuve de Périgny, à côté de La Rochelle, organise sur ses 15 000 m2 une production aussi rationnalisée qu’innovante. Il en sort un Arpège (9 mètres) par jour ouvré, et 300 unités par an tous modèles confondus. Cette cadence est entièrement nouvelle dans la plaisance. Et ce n’est qu’un début. Les nouveautés apparaissent à un rythme inconnu. Le réseau commercial de l’entreprise s’étend à l’Europe entière. Une filiale voit le jour en Italie, une autre aux États-Unis. En quelques années seulement, la marque Dufour s’impose auprès d’une clientèle aisée, véritable locomotive des tendances et des opinions. Ses modèles modernes, élégants, désirables et performants dopent littéralement un marché en pleine euphorie.

À La Rochelle avec Mallard ou Amel, en Vendée avec Jeanneau -dont le Sangria (7,50 m) va dépasser les 2 500 exemplaires- et avec Bénéteau qui règne littéralement sur le pêche-promenade, avec Kirié qui passe du fifty au pur voilier, à Bordeaux devenue la capitale de la production de dériveurs, mais aussi dans le Nord avec Wauquiez, le sud-ouest avec CNSO, ou à la Baule avec Gouteron, l’industrie du voilier français est en plein boom. Sa croissance à l’exportation est spectaculaire. Elle passe de zéro à 30 ou 40 %, selon les entreprises. Avec son expansion frénétique, la voile éclipse la production de plus en plus discrète, pourtant toujours largement majoritaire, de bateaux à moteur. Vers le milieu des seventies, les hors-bords et vedettes représentent plus de 60 % du parc de bateaux de plaisance et plus de 75 % des nouvelles immatriculations. Rocca et Arcoa, en particulier tiennent encore leur marché, même si le premier amorce un déclin dont il ne se relèvera pas. De son côté, Zodiac et ses 6 000 embarcations pneumatiques annuelles est en grande difficulté. En dépit d’un plan de rigueur, l’entreprise n’évitera le naufrage que grâce à l’intervention de l’État et des banques.

La voile fait la tendance

En réalité, le moteur ne fait plus l’actualité. Une preuve : une revue consacrée exclusivement à la voile apparaît en 1971. Dix ans plus tard, elle compte parmi les leaders de la presse spécialisée. La voile fait la tendance et sature l’info. Les grandes courses suscitent l’intérêt des médias et tournent la tête du grand public, le sponsoring séduit les entreprises, (Club Méditerranée, Ricard, Kriter, Timex, Olympus bientôt Elf Aquitaine etc.) Ajoutons-y les médailles françaises aux J.O. de Munich en 1972, mais aussi les naufrages et les drames. Il y a là tout pour enflammer l’imagination d’un public de plus en plus large et affadir les frissons des compétitions de hors-bord ou de ski nautique.
La voile française emporte tout sur son passage. Phénomène économique comparable, toute proportion gardée, au triomphe de l’électronique japonaise, elle semble apparemment imperméable aux deux cyclones qui secouent l’économie mondiale.

Résistance aux chocs pétroliers

Le premier choc pétrolier de 1973, consécutif à la guerre du Kippour, enterre les Trente Glorieuses. Les prix du pétrole brut augmentent de 400 %, un embargo frappe les États coupables de soutien à Israël, États-Unis en tête. Les mots crise, inflation et chômage envahissent les médias comme le langage courant. En France, le PIB chute de 3 %, la croissance ne dépassera plus 2 % durant de nombreuses années. Les 6 % annuels des sixties sont oubliés. Les prix doublent durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981). Le nombre de chômeurs dépasse vite les 500.000 puis franchit la barre symbolique du million.
Étrangement, il n’y a pas là de quoi stopper, ni même freiner l’enthousiasme des Français pour la magie de la voile. C’est pourquoi, certains chefs d’entreprise du secteur de la plaisance, en Vendée en particulier, peuvent affirmer en toute bonne foi qu’ils n’ont pas senti la crise. Mais tous n’en sont pas là. En réalité le secteur du nautisme traverse des dépressions dont les signes avant-coureurs se sont précisés avant même les décisions radicales des pays producteurs de pétrole.

Dufour, le symbole de la réussite française, subit dès 1972 les effets néfastes d’un succès trop rapide. Sous capitalisé, le chantier n’a pas pu s’adapter à une croissance parfois supérieure à 30 % l’an. Il se retrouve en grande difficulté financière. Seule l’aide d’un industriel passionné le tient à flot. Lorsque les matières premières, la résine polyester en particulier, augmentent brusquement de 30 %, lorsque le dollar, que le Président Nixon a découplé de l’étalon or, perd plus de 10 % de sa valeur, -ce qui renchérit d’autant le prix des Dufour aux États-Unis-, le secours d’urgence de Marcel Bich se révèle indispensable. Et bientôt insuffisant. L’empereur du stylo à bille doit racheter la totalité du capital de l’entreprise en 1976 pour la sauver du naufrage.

Le naufrage du dériveur

Naufrage que de leur côté, les champions du dériveur Lanaverre (420) et Morin (470) évitent en entrant dans le giron du groupe Yachting France, déjà propriétaire de Jouët et filiale de l’industriel naval Dubigeon, lui-même en difficulté… Même si le 470 devient série olympique en 1972, même si les Français moissonnent médailles et places d’honneur durant ces années-là, même si deux champions nommés Fountaine et Pajot osent créer leur chantier à La Rochelle en 1976, le dériveur connaît une désaffection inexorable. Le nombre de bateaux-départ en régate se réduit de 180 000, en 1968, à 100 000 à peine en 1978. Entre 1973 et 1978, la production diminue de moitié, passant de 14 200 à 6 900 unités. Le producteur du Vaurien plastique Bihoré enregistre une division de ses commandes par quatre. Le Baulois Gouteron (4-45 et 4-85) n’échappe pas à la faillite.

Trop cher, trop sophistiqué, trop limité dans ses usages, le dériveur subit aussi de plein fouet la concurrence surprise d’un nouveau produit bien plus simple et bien meilleur marché : la planche à voile. Quand en 1974 le premier Windsurf est importé en France, ses inventeurs oublient de déposer leur brevet dans l’Hexagone. Les nouveaux dirigeants de Dufour, désormais propriété du groupe Bic, s’engouffrent dans la brèche. S’appuyant sur les capacités de production du fabricant de canot Tabur Marine, récemment entré dans l’empire, ils créent Dufour Wing en 1979 et vendent la bagatelle de 50 000 planches en sept mois. Ils en produiront 250 000 en cinq ans.

L’appétit des grands industriels

Marcel Bich n’était donc pas le premier industriel à s’intéresser à un secteur économique en pleine croissance. Dès 1971, le groupe américain Bangor Punta a acheté français. Ses activités vont des avions Piper aux pistolets Smith & Wesson en passant par une diversification surprenante dans le nautisme. Il a présenté à la famille Jeanneau une offre de rachat qui ne se refuse pas. Après la vente, le gendre d’Henri Jeanneau, Olivier Gibert, fonde son chantier (Gibert Marine devenu Gib’Sea). Sa nouvelle usine de Marans harmonise sa production avec celle de Jeanneau. Dans un premier temps, du moins. En 1976, c’est au tour du voisin vendéen Kirié de tomber dans l’escarcelle des parfums Rochas. Quant à la famille Wendel, autrefois reine de l’acier, elle avait décidé de doter le fabricant de cocotte-minute Seb d’une filiale nautique. Baptisée Seb Marine, avec une nouvelle usine implantée dans la banlieue de Cannes, l’entreprise commercialise ses voiliers de croisière sous la marque Aloa. Côté moteur, le groupe Renault rachète Couach en 1972 pour former l’unité Renault Marine Couach, avant de s’attaquer au marché américain.

La rivalité Jeanneau Bénétau

Ce qui ne manque pas d’audace, lorsqu’on sait que Bénéteau a jugé imprenable la forteresse de l’hélice américaine. Sollicitée pour diverses offres de rachat qu’elle juge sans-intérêt, Annette Roux, la présidente, constate que tenter de rivaliser avec les Yankees dans le moteur relève de l’illusion. Elle concentre alors toutes ses forces sur le voilier, confiante dans les moyens financiers que lui ont conféré sa domination écrasante du marché des pêche-promenade. Lorsqu’en 1976, la banque chargée de liquider les actifs du chantier rochelais Quéré-Paillard, en faillite, lui propose de racheter à vil prix les moules d’un voilier de course de neuf mètres (vainqueur de la Half Ton Cup avec à la barre le fabricant de voiles et de mâts Michel Briand), elle n’hésite pas longtemps. Elle approuve le projet que défend son chef du département voile -venu de Jeanneau. Ainsi naît le First, pur voilier de croisière sous la marque Bénéteau. Cette première unité d’une future escadre va ouvrir au chantier la voie vers la première place mondiale. La concurrence acharnée de son voisin Jeanneau, devenu le roi du voilier de croisière en France, profite à l’évidence aux deux rivaux.
Ces deux frères ennemis parviennent à dominer le marché hexagonal, et bientôt international, en évitant le piège qui fut fatal à Michel Dufour. Ils pilotent une croissance annuelle à deux chiffres avec un modèle industriel bien plus solide. Prenez Bénéteau : on sait que le Vendéen a bâti sa solidité financière en régnant sur le marché des pêche-promenade. Certes, son réseau de concessionnaires reçoit 20 % du prix de ses bateaux. Mais ce maillage des littoraux lui permet aussi d’accéder à un volume de ventes tel qu’il peut négocier des prix avantageux auprès de ses fournisseurs. Lorsque le chantier de Saint-Gilles se met à produire de séduisants voiliers, il les propose à des prix intenables pour ses concurrents de taille inférieure. Lesquels peinent à devenir profitables : vendre quelques dizaines d’unités par an ne leur permet pas de dégager des marges suffisantes. C’est tout l’inverse pour les deux grands Vendéens : avec leurs nouveautés incessantes, aussitôt vendues à des centaines d’exemplaires chaque année, ils voguent dans un cercle vertueux.

L’aluminium aussi

Ce qui n’empêche pourtant pas de jeunes audacieux de créer leur chantier. Avec un réel succès initial pour Gilles Le Baud et Kelt Marine en Bretagne. Avec une réussite plus lente mais plus solide finalement pour Yves Roucher avec Alubat en Vendée. Ce dernier avait parié sur un matériau réservé jusque-là aux grandes unités ou à la course au large : l’aluminium. On lui avait prédit un échec certain. Les « experts » considéraient qu’il était impossible de gagner de l’argent avec des unités en alu de moins de neuf ou dix mètres. Il est vrai que le Normand Le Guen Hémidy, avec ses Brise de Mer (9,50 m), et le Vendéen Pouvreau, avec ses Romanée (10 m), le démontraient : tous deux connaissaient un vrai succès commercial avec ces unités en alu.

Plus cher que le polyester, plus difficile à souder que l’acier, plus compliqué à produire en série -surtout pour les coques dites «en forme» -, l’alu offre pourtant solidité, rigidité et légèreté. Ce matériau recèle de nombreux atouts aux yeux des candidats au grand voyage, nouvelle tendance de la décennie. Si bien que les chantiers comme Métalu ou Aluminium et Techniques parviennent à leur tour à se faire une place sur ce marché émergent. Ce dernier innove en lançant le Zoufri, premier dériveur intégral de grande croisière, bientôt suivi en, 1978, par Alubat, avec l’Ovni 28. Deux ans plus tôt, Gérard Petipas et Éric Tabarly ont réalisé un coup étonnant. Ils ont lancé le Pen Duick 600, un petit croiseur côtier simple et bon marché, de tout juste six mètres, en aluminium ! Le succès fut tel que le Le Guen et Hémidy ne put adapter ses capacités de production à la demande. Ni rendre ce modèle profitable, ce qui ne fit qu’aggraver ses difficultés.

1980 : un secteur économique dynamique

Reste que la plaisance française est devenue un secteur économique à part entière. Au milieu de la décennie, les 3637 entreprises de la filière emploient 24 000 salariés et réalisent un chiffre d’affaires de 1,119 milliard d’Euros. Cinq ans plus tard, les 3800 entreprises du secteur emploient près de 26 000 salariés, pour un chiffre d’affaires de 1,365 Md d’Euros. Dans le même laps de temps, alors que leur nombre passe de 190 à 200, les constructeurs de bateaux de plaisance français enregistrent une croissance de leur chiffre d’affaires de 120,4 millions d’Euros à… 228,7 M€. Mais l’inflation n’y est pas pour rien.
En 1979, la Révolution islamiste iranienne déclenche un deuxième choc pétrolier. Mais ni Bénéteau ni Jeanneau, alors déjà en compétition pour le titre de numéro un mondial de la voile, ne paraissent en souffrir… En 1980, le parc français de voiliers habitables (plus de deux tonneaux) double le cap des cent mille unités, soit cinq fois plus que vingt ans plus tôt.

À découvrir aussi

Les années dorées du motonautisme