L’histoire du motonautisme
Autonomie, vitesse et liberté
Notre univers est, selon la théorie du «big bang», issu d’une gigantesque explosion datant de milliards d’années. Plus modestement, le monde de la plaisance motonautique est, lui, né d’une petite détonation au milieu du XIX° siècle.
Mais, avant de songer à foncer dans les vagues avec de jolies coques mues par de puissants moteurs, l’homme a dû commencer par apprendre à faire avancer un bateau par ses propres moyens. La chronique situe généralement cette «première» sur la Saône, en 1783 à Lyon où Claude de Jouffroy d’Abbans expérimente son Pyroscaphe doté d’une machine à vapeur entraînant deux roues à aubes. La longue histoire de la navigation à vapeur est née. Elle aura, cependant, peu d’influence sur le futur développement de la plaisance motorisée car, pendant des décennies, les réglementations vont imposer la présence constante d’un coûteux capitaine patenté, même à bord de la plus modeste chaloupe. Il faudra donc attendre l’invention du moteur à combustion interne (ou moteur thermique) pour fonder le yachting dit «auto-mobile».
En effet, sur un bateau à vapeur, l’énergie est transformée dans une chaudière située à l’extérieur du moteur tandis que le moteur thermique le fait directement, en interne, par la détonation d’un gaz ou la combustion d’un mélange d’air et de carburant. Plus compact, il est aussi plus facile à faire fonctionner et convient bien aux petites embarcations.
Un rêve d’autonomie au XIX° siècle : le premier «motonaute»
C’est à Paris, en 1863, que Jean-Joseph-Étienne Lenoir essaie un moteur à gaz sur un canot tracté par une hélice. Il récidive en 1865 avant de faire les belles heures de l’Exposition de 1878 au Trocadéro, avec des scènes cocasses où les pilotes ont parfois du mal à stopper la marche triomphale de leur machine, capricieuse comme une cocotte devant des visiteurs ébahis par le prodige.
Le coup d’envoi décisif d’une série d’inventions et de perfectionnements est donné
La souplesse d’utilisation et la compacité offertes par les nouvelles sources d’énergie que l’on peut enfermer dans des réservoirs – le gaz et le pétrole (on fore le premier puits de naphte aux Etats-Unis en 1859) – donnent au moteur thermique un avantage décisif sur la vapeur.
Cette autonomisation du déplacement sur l’eau, sur les routes et, bien plus tard, dans les airs, devient le symbole d’une nouvelle liberté. L’homme moderne s’affranchit peu à peu des contraintes de l’avoine et du crottin, du charbon et de la pesanteur. Nombre de petits constructeurs attirés par des perspectives prometteuses se lancent dans l’aventure. Cependant, mis à part la mécanique qui concentre toutes les attentions, leurs embarcations sont toutes basées sur le même et antique principe d’Archimède qui dicte encore sa loi à toute les formes de navigation.
Un peu de théorie s’impose
… pour mieux situer les principaux enjeux techniques du développement des canots à moteur à partir de la fin du XIX° siècle.
En effet, comme tous les autres bateaux, ceux-ci flottent en partie immergés car «tout corps plongé dans l’eau subit une poussée de bas en haut égale au poids du volume d’eau qu’il déplace». La partie immergée de la coque, appelée «carène», est, plus précisément dans ce cas, une «carène à déplacement».
En avançant, cette carène déplace un volume d’eau et lève un système de vagues qui se renforce avec la vitesse. Toutefois, celle-ci est limitée par ces vagues générées depuis l’étrave et le long de la coque, une limite égale à la racine carrée de la longueur de flottaison. En théorie, il est donc possible d’augmenter la vitesse en allongeant la flottaison mais, à l’époque, les constructeurs se heurtent à d’autres barrières, dont celles de la longueur des coques en bois que l’on ne peut accroître à l’infini, sans parler de la puissance des moteurs et de leur poids.
La compétition et l’évolution du motonautisme
Cela n’empêche toutefois pas l’esprit de compétition de régner en maître sur les débuts du motonautisme. Les courses sur la Seine connaissent un grand succès auprès du public, toujours plus gourmand d’émerveillement, comme lors de l’Exposition Universelle de 1900 à Paris. Pour des championnats inédits, les canots sont classés par longueur. Les vitesses s’accroissent : dix, vingt, trente kilomètres à l’heure… Depuis les berges, on s’essouffle à les suivre à bicyclette (une autre invention récente) et les premières autos pétaradantes ne font guère mieux. Comme dans l’univers de la voile à l’époque, la régate est reine et le véritable plaisancier-promeneur, une exception.
Dans la première décennie du XX° siècle, les constructeurs d’automobiles, lancés dans des courses folles sur des routes poussiéreuses, s’aperçoivent du parti qu’ils peuvent tirer de ce sport nouveau qu’est le motonautisme. Le premier quotidien sportif français l’Auto-vélo fondé en 1900, intitulé simplement l’Auto en 1903 (et aujourd’hui l’Équipe), va jouer un rôle déterminant en favorisant l’organisation d’un grand rassemblement annuel à Monaco à partir de 1904 et jusqu’en 1914. Toutes les grandes marques européennes, ou presque, s’y donnent rendez-vous : Daimler, FIAT, Mercedes, Panhard, Peugeot, Renault… pour n’en citer qu’elles sur une bonne vingtaine. Les plus longs de ces bateaux à carène à déplacement dépassent les quinze mètres et certains atteignent 300 ch.
La passion pour la course et le progrès des carènes des deux côtés de l’Atlantique
Dans les chantiers capables de fabriquer, toujours en bois, aussi bien des canots rapides que des prototypes d’hydravion, s’affranchir de la friction de la coque dans l’eau pour augmenter sa vitesse devient une obsession, en Europe comme aux Etats-Unis. Là-bas, la Gold Cup – un nouveau trophée créé également en 1904 et signé Tiffany’s de New York – témoigne de la même passion pour la course et le progrès des carènes des deux côtés de l’Atlantique.
«Déjauger» est le mot d’ordre des nouveaux chercheurs de vitesse qui mettent au point, de manière le plus souvent empirique, la carène dite « hydroplane ». Sa forme lui permet, en prenant de la vitesse, de se hisser à la surface de l’eau pour y « planer » et gagner en performances. Les limites du principe d’Archimède sont désormais franchies par des coques plus courtes, plus larges et plus légères. Ces nouvelles carènes sont quelquefois dotées, en plus, d’un redan, un décrochement de quelques centimètres qui définit deux plans de hauteur différente pour mieux accélérer la glisse sur l’eau. À Monaco dès 1907, le pilote français Le Las atteint 62,67 km/h sur son Ricochet, une des premières petites coques hydroplanes à redan. En 1910, le Soulier-Volant , un hydroplane signé Paul Bonnemaison dépasse les 70 km/h avec un petit moteur d’avion des frères Wright. Il ne manque plus aux motonautes que des mécaniques toujours plus légères et plus puissantes. L’aviation et la guerre de 1914 vont se charger de les produire et ce n’est qu’après l’Armistice que le motonautisme va entamer sa mutation vers l’ère moderne.
1914-1940 : Carènes planantes et succès du hors-bord dans une première vague de démocratisation
Pendant que l’Europe est plongée dans le désastre de la guerre, une poignée de personnages, outre-Atlantique, change la face du monde motonautique. Aux Etats-Unis, des inventeurs venus de Scandinavie, les familles Evinrude et Johnson, lancent le moteur hors-bord de grande série bientôt accessible à (presque) tous. Dès les années 1910, la plaisance motorisée commence donc à s’ouvrir au plus grand nombre dans un immense pays à l’hydrographie exceptionnelle, riche de milliers de plans d’eau intérieurs, fleuves et rivières. Se promener en canot hors-bord y devient aussi normal que de pêcher à la ligne depuis la rive. Ces inventeurs bénéficient aussi du développement de la vente par correspondance qui abolit les distances pourvu qu’on soit un peu patient. Un beau jour, le Postmaster vous annonce que votre petit moteur hors-bord de 3 ch., commandé par courrier – sur catalogue – et payé par le télégraphe Western Union est enfin arrivé à la gare voisine.
D’autres précurseurs américains ouvrent aussi de nouveaux horizons.
D’autres précurseurs américains ouvrent aussi de nouveaux horizons, et deux en particulier. Christopher Smith, un peu paysan et un peu braconnier, est constructeur de coques pour riches chasseurs de gibier d’eau. Plus urbain, Garfield Wood, inventeur du vérin hydraulique pour décharger les camions, vient d’amasser une belle fortune pendant la guerre de 1914.
Chez les Smith, on travaille en tribu dans un modeste chantier. À l’unité, Chris fait progresser peu à peu ses petites coques planantes pour satisfaire des clients lassés de tuer des canards et qui se piquent au jeu de la compétition. Une victoire après l’autre, une réputation se construit. Pour sa part, Gar(field) Wood s’est mis dans la tête de devenir, simplement, l’homme le plus rapide du monde sur l’eau. Les succès sportifs les lient pendant quelques années avant leur séparation en 1921.
Gar Wood est l’homme des imbattables hydroplanes Miss America que les Anglais viennent défier, sans succès pendant plus de dix ans, dans ses eaux territoriales de Detroit. Son secret : accumuler des moteurs surpuissants dans des coques simples mais très efficaces. Aux Etats-Unis, l’entrée tardive du pays dans la guerre de 1914 a généré la production de milliers de mécaniques d’avion devenues vite inutiles et revendues par l’État, au poids. Grâce à cette puissance bon marché, Gar Wood passe, le premier, le cap des 160 km/h sur l’eau, culminant à plus de 200 km/h en 1932 avec Miss America X, un monstre de 11 mètres et 6 400 ch.
Cette Amérique de la démesure est aussi celle qui permet à Chris Smith, à partir de 1921, de devenir le plus grand constructeur motonautique mondial pendant plusieurs décennies en créant le runabout moderne.
Pendant ce temps en Europe
Pendant ce temps en Europe, le yachting automobile in-bord ne concerne encore qu’une minorité (très) aisée qui s’intéresse avant tout à la compétition. D’excellents chantiers existent, ainsi que de bons moteurs, mais la demande trop faible ne permet pas à ce marché élitiste de franchir le stade de l’artisanat à l’unité. Sous l’influence américaine, la carène hydroplane est désormais l’architecture dominante quelque soit la longueur des modèles de sport et de tourisme, y compris pour les petits canots hors-bord de trois ou quatre mètres, nettement plus abordables.
Quelques grands constructeurs automobiles tentent le saut vers d’hypothétiques séries comme Peugeot Maritime ou Delage Maritime. Mais, les éventuelles promesses de profits sont ailleurs, dans l’expansion coloniale qui attire aussi les avionneurs comme Farman, Voisin, Blériot, ou le baron de Lambert vers l’hydroglisseur, idéal pour remonter le Niger ou le Congo en direction des plantations… À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, quelques chantiers reçoivent aussi des commandes insolites, payées comptant par les gouvernements de Chine, du Japon ou d’Italie pour des bateaux de course à la finition hâtive. Un petit racer capable de foncer au ras des flots à plus de 100 km/h et chargé de 500 kg d’explosifs fait une torpille simple et pas chère pour attaquer les flottes ennemies.
Des années 1940 à 1960, du yachting à la plaisance, l’esprit vacancier remplace l’esprit pionnier...
À la fin des années 1940, à l’exclusion des industriels comme Chris-Craft aux Etats-Unis, la construction motonautique reste l’affaire presque exclusive de chantiers le plus souvent familiaux, produisant en bois et employant de deux à une douzaine de compagnons. Les carènes des canots sont presque toujours des hydroplanes aux formes très simples car l’on compte surtout sur la puissance des moteurs pour obtenir les performances. Une matière relativement nouvelle commence à faire parler d’elle : la fibre de verre enduite de résine polyester.
En 1958, un ingénieur électricien met au point un procédé de moulage pour produire des coques insubmersibles en plastique, les légendaires Boston Whaler.
La même année, le « voileux » Richard Bertram découvre, par hasard, l’existence d’une petite coque révolutionnaire qui passe la vague de manière inhabituelle, particulièrement en haute mer (voir article Évènement B).
La France, au début des Trente Glorieuses
Au début des années 1950, le parc automobile français ne compte encore que deux millions cinq cent mille voitures et seulement quelques milliers de postes de télévision. Le Tour de France, retransmis par l’unique chaîne nationale, est suivi par des foules de badauds agglutinées, debout, à la vitrine des marchands d’électro-ménager, les petits devant, les grands derrière.
La 4 CV Renault avec un canoë sanglé sur le toit représente un début d’idéal des loisirs populaires dans les rêves d’une société de consommation qui n’en est qu’à ses balbutiements. Le changement se fait au pas de course et, en 1959, on compte déjà un million de récepteur de télévision. Rocca fait les beaux-jours du jeu « La Tête et les Jambes » présenté par Pierre Bellemare. Au volant d’un de ses petits canots de course, il doit « faire un temps » sur la Seine pour repêcher un candidat ayant échoué à un questionnaire et réussit à l’heure de plus grande audience. Cette seule émission va avoir un impact considérable sur tout-un-chacun en faisant naître l’envie de naviguer au moteur pour le plaisir ou pour le sport. Certains vont même décider d’en faire leur métier et d’ouvrir une concession motonautique.
On se souvient aussi des Six Heures de Paris qui voient, chaque automne les quais de Seine envahis par une foule de spectateurs au pied de la Tour Eiffel, bien incapables de dire qui est en tête ou à la traîne dans la confusion de la marmite bouillonnante du fleuve. Nombreux sont ces promeneurs du dimanche qui vont vouloir bientôt prendre, eux-aussi, les commandes d’un petit hors-bord.
Pourtant, à la fin des années 1950, moins de vingt pour cent des foyers français possèdent une automobile. Que dire alors de l’achat d’un bateau à moteur. En 1960, le plus luxueux des runabouts français, le Liuzzi Star 6 est facturé 3 900 000 d’anciens francs. En comparaison, une DS Citroën flambant neuve n’en vaut alors que 930 000.
Évolution de la plaisance à moteur en France
Jusqu’à l’arrivée des coques en fibre de verre bien adaptées à la série, la production française de bateaux à moteur, in-bord et hors-bord, est aussi variée en design et performances que modeste en termes de quantité et de dimension. Dans les années 1950, une dizaine de chantiers se partagent l’essentiel d’un marché encore dominé par les unités de moins de cinq mètres, en majorité à moteur hors-bord, transportables sur le toit de la voiture ou sur une remorque. On met à l’eau dans les descentes des rivières ou des lacs, très rarement dans des ports de mer.
Avant de devenir des marques reconnues, les petits chantiers des années 1950 sont, avant tout, le reflet de la forte personnalité de leurs créateurs, souvent des pilotes passionnés de compétition ou des amoureux du progrès. On pense, en particulier, aux Rocca, aux Seyler ou à Claude Kirié, Frantz Liuzzi, Gonzague Olivier, Henri Jeanneau et Guy Couach…
La décennie suivante 1960-1970 en plein « miracle économique », une période où tout semble possible, sera marquée par une évolution décisive de la plaisance à moteur française vers son développement et sa maturité, depuis le passage du bois au polyester jusqu’à l’avènement de typologies de bateaux spécifiquement orientées vers de nouvelles pratiques.