La plaisance en mode collaboratif

François-Xavier de Crecy
Culture
© Fançois-Xavier de Crecy
Avant, il y avait Radio-ponton ou Radio-cocotiers, selon la latitude. Aujourd’hui les marins de plaisance, qui ne sont jamais que des internautes ordinaires, utilisent des outils numériques autrement plus aboutis, mais le principe reste le même : partager l’information. Information au sens large, incluant coups de gueule et instruction nautique, mais aussi offres de service, bourse aux équipiers, partage de bateau et location entre particuliers. Le périmètre d’utilité de ces outils collaboratifs est immense, en particulier dans le nautisme où l’information est une ressource-clé : « En mer, on sait ou on ne sait pas », comme disait Eric Tabarly. Cet océan inconnu, défriché par quelques « geeks » en cirés jaune dès le début des années 2000, a fini par former une économie collaborative qui arrive doucement à maturité, même si ses réalisations dans le nautisme apparaissent à la fois prometteuses et contrastées.

Tout a commencé avec les forums. C’était en 2000 tout rond pour Hisse et Ho qui reste à ce jour lun des plus influents avec 20 000 marins connectés, et même quotidiennement en ligne pour certains. Depuis le temps que ce grand Bistrot du Port bruisse de discussions techniques plus ou moins houleuses, plus ou moins rigoureuses, le champ des sujets couvert est immense : cest donc une mine dinformation dune richesse incroyable pour le plaisancier qui passe par là. Et qui souvent sinscrit pour pouvoir capter cette manne… et éventuellement participer à son tour en partageant ses expériences et son éventuelle expertise. Ces forums se sont professionnalisés et ont fait des progrès bienvenus en termes de modération. Ils sont devenus des communautés auxquelles les membres sont généralement très attachés, ce qui explique sans doute leur résilience face au raz-de-marée des réseaux sociaux… Ces derniers offrent une agora nautique plus ouverte et généralement moins modérée, avec tous les excès et les travers propre à ces échanges sous couvert danonymat numérique. En résumé, le meilleur et le pire ! Mais les forums n’étaient que les balbutiements dune plaisance collaborative qui, vingt ans plus tard, peine encore à éclore. Très souvent, lidée de départ est bonne, incontestable, cest la forme qui peine encore à convaincre. Un exemple ? Le boat-club.
Le principe relève du bon sens : plutôt que de remplir les ports de bateaux qui naviguent une semaine par an, partageons les bateaux et mutualisons-les à travers des structurent qui gèrent la maintenance et les plannings de navigation. Parfait ! Pourtant ces boat-clubs, bien développés aux Etats-Unis, peinent à décoller en France. Parce que les marins français, plus attachés à leur bateau, seraient incapable de dépasser le principe de propriété directe ? Peut-être. Peut-être aussi parce quon na pas encore trouvé le bon modèle, car après tout le principe de la copropriété ne date pas dhier. Et le bon modèle, on commence peut-être à sen approcher avec un partage plus privatif des bateaux, comme le propose par exemple la start-up Liberty Pass. Il sagit en loccurrence dun partage limité à quatre ou cinq plaisanciers moyennant un abonnement annuel raisonnable, organisé par le biais dun professionnel qui gère la maintenance et la conciergerie. Cest malin, parce que la confiance est bien plus facile à instaurer dans ce cercle restreint, et parce que le système peut sappuyer sur le maillage territorial des concessionnaires, chantiers dhivernage et autres shipchandlers qui ne demandent qu’à diversifier leurs activités et leurs revenus. Et ça illustre bien ce principe vieux comme lentreprise : il ne suffit pas davoir une bonne idée, encore faut-il trouver le modèle qui fait mouche ! Ce nest bien souvent quune question de temps et dinvestissement. Un signe qui ne trompe pas : le lancement par le groupe Bénéteau dune sorte de start-up interne dédiée à ces solutions de nouvelle génération, et notamment au boat-club connecté (Wiziboat). Ce lancement intervient à un moment où les choses se clarifient et où les solutions commencent à se cristaliser, techniquement et économiquement. Preuve que le grand groupe vendéen est lucide sur une industrie qui touche certaines limites techniques, économiques et écologiques. Techniques : on arrive au bout du parc portuaire français et on naura pas beaucoup plus danneaux dans les années qui viennent. Economiques : le nautisme a vécu de grandes années de croissance en tant quindustrie d’équipement. Mais quand tous ceux qui étaient susceptibles d’être équipés – dacheter un bateau – lont été, on est passé à une industrie de renouvellement. Et même en dynamisant le marché à grand renfort dinnovation, les perspectives de croissance ne sont plus du tout les mêmes. Limites écologiques enfin : dans la plaisance comme ailleurs, au tournant des années 2000, constructeurs et plaisanciers se sont réveillés dans un monde fini. Le modèle linéaire production-consommation-poubelle a vécu et il faut inventer autre chose…

© François-Xavier de Crecy
© François-Xavier de Crecy

Dans les services, ça peut aller beaucoup plus vite comme en témoigne la réussite remarquable dun outil collaboratif intelligent : Navily. Né en juin 2014 en tant quoutil communautaire voué à compléter les instructions nautiques avec des informations partagées et actualisées sur les ports et mouillages, il sest développé au fil des ans et étendu son modèle économique autour de trois sources de revenus : les ports partenaires qui peuvent lutiliser comme un outil de réservation, les utilisateurs payants et la publicité. La publicité ? Bien-sûr :  1 100 000 plaisanciers ont ouvert un compte sur Navily, dont 70% à l’étranger, et 400 000 sont des utilisateurs actifs : ce nest pas rien. Et laplication Navily, rentable depuis 2023, documente aujourdhui 15 000 ports et 24 000 mouillages dans le monde entier. Un succès qui illustre le potentiel des nouvelles technologies et des modèles participatifs, mais aussi la nécessité pour les entrepreneurs du secteur dinnover, de ne pas se contenter de construire lalternative en ligne à un service existant. Le cas de la location entre particulier est intéressant : malgré le succès de plate-formes comme Click&Boat ou SamBoat en termes de volume daffaire, ces start-ups de la location ont dû étendre leur périmètre à la location professionnelle pour sécuriser leurs revenus et une activité qui était sans elle trop saisonnière pour être rentable et durable. Idem pour VogAvecMoi, la grande plate-forme de co-navigation qui a dû sécuriser les conditions juridiques de son activité, certains skippers-propriétaires flirtant parfois avec une exploitation professionnelle illicite de leurs navigations partagées. Des dérives qui ont toujours existé, mais qui dans le cas présent risquent dengager la responsabilité de la plate-forme. En fin de compte, les responsables de la plate-forme ont fait le nécessaire pour cadrer les choses et ont su trouver leur place. Comme dans lhôtellerie ou la location de voiture, les activités collaboratives doivent composer avec une certaine forme de professionnalisation qui doit rester dans les limites de la loi (diplômes de skipper, responsabilité juridique) et de la fiscalité.

Quoi quil en soit, la dynamique collaborative est lancée dans le nautisme comme ailleurs. Elle va de pair avec la numérisation des activités de loisirs mais ne se limite pas à ces nouveaux outils : la vraie révolution dans ce cas précis, cest le collaboratif, pas seulement le numérique. La grande question est celle du positionnement de ces nouveaux modèles : concurrents ou compléments utiles aux activités nautiques traditionnelles ? Aujourdhui, les grands constructeurs comprennent quils ne doivent pas laisser ce nouveau monde collaboratif aux start-ups, comme on la vu avec la marque Wiziboat du groupe Bénéteau, déjà citée. Mais si la mutualisation des bateaux se développait réellement à grande échelle, les chantiers de grande série supporteraient-ils la baisse de volume que cela représenterait ? Si le groupe Bénéteau prend ce risque, cest sans doute que lenjeu dépasse cette simple notion de volume : il sagit avant tout dencourager la navigation par de nouveaux moyens pour toucher de nouvelles clientèles, et denrayer le vieillissement de nos marins de plaisance. En dautres termes, de retrouver une dynamique nautique portée par de nouveaux pratiquants !

Navily
Navily

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