La plaisance en mode collaboratif

Tout a commencé avec les forums. C’était en 2000 tout rond pour Hisse et Ho qui reste à ce jour l’un des plus influents avec 20 000 marins connectés, et même quotidiennement en ligne pour certains. Depuis le temps que ce grand Bistrot du Port bruisse de discussions techniques plus ou moins houleuses, plus ou moins rigoureuses, le champ des sujets couvert est immense : c’est donc une mine d’information d’une richesse incroyable pour le plaisancier qui passe par là. Et qui souvent s’inscrit pour pouvoir capter cette manne… et éventuellement participer à son tour en partageant ses expériences et son éventuelle expertise. Ces forums se sont professionnalisés et ont fait des progrès bienvenus en termes de modération. Ils sont devenus des communautés auxquelles les membres sont généralement très attachés, ce qui explique sans doute leur résilience face au raz-de-marée des réseaux sociaux… Ces derniers offrent une agora nautique plus ouverte et généralement moins modérée, avec tous les excès et les travers propre à ces échanges sous couvert d’anonymat numérique. En résumé, le meilleur et le pire ! Mais les forums n’étaient que les balbutiements d’une plaisance collaborative qui, vingt ans plus tard, peine encore à éclore. Très souvent, l’idée de départ est bonne, incontestable, c’est la forme qui peine encore à convaincre. Un exemple ? Le boat-club.
Le principe relève du bon sens : plutôt que de remplir les ports de bateaux qui naviguent une semaine par an, partageons les bateaux et mutualisons-les à travers des structurent qui gèrent la maintenance et les plannings de navigation. Parfait ! Pourtant ces boat-clubs, bien développés aux Etats-Unis, peinent à décoller en France. Parce que les marins français, plus attachés à leur bateau, seraient incapable de dépasser le principe de propriété directe ? Peut-être. Peut-être aussi parce qu’on n’a pas encore trouvé le bon modèle, car après tout le principe de la copropriété ne date pas d’hier. Et le bon modèle, on commence peut-être à s’en approcher avec un partage plus privatif des bateaux, comme le propose par exemple la start-up Liberty Pass. Il s’agit en l’occurrence d’un partage limité à quatre ou cinq plaisanciers moyennant un abonnement annuel raisonnable, organisé par le biais d’un professionnel qui gère la maintenance et la conciergerie. C’est malin, parce que la confiance est bien plus facile à instaurer dans ce cercle restreint, et parce que le système peut s’appuyer sur le maillage territorial des concessionnaires, chantiers d’hivernage et autres shipchandlers qui ne demandent qu’à diversifier leurs activités et leurs revenus. Et ça illustre bien ce principe vieux comme l’entreprise : il ne suffit pas d’avoir une bonne idée, encore faut-il trouver le modèle qui fait mouche ! Ce n’est bien souvent qu’une question de temps et d’investissement. Un signe qui ne trompe pas : le lancement par le groupe Bénéteau d’une sorte de start-up interne dédiée à ces solutions de nouvelle génération, et notamment au boat-club connecté (Wiziboat). Ce lancement intervient à un moment où les choses se clarifient et où les solutions commencent à se cristaliser, techniquement et économiquement. Preuve que le grand groupe vendéen est lucide sur une industrie qui touche certaines limites techniques, économiques et écologiques. Techniques : on arrive au bout du parc portuaire français et on n’aura pas beaucoup plus d’anneaux dans les années qui viennent. Economiques : le nautisme a vécu de grandes années de croissance en tant qu’industrie d’équipement. Mais quand tous ceux qui étaient susceptibles d’être équipés – d’acheter un bateau – l’ont été, on est passé à une industrie de renouvellement. Et même en dynamisant le marché à grand renfort d’innovation, les perspectives de croissance ne sont plus du tout les mêmes. Limites écologiques enfin : dans la plaisance comme ailleurs, au tournant des années 2000, constructeurs et plaisanciers se sont réveillés dans un monde fini. Le modèle linéaire production-consommation-poubelle a vécu et il faut inventer autre chose…


Dans les services, ça peut aller beaucoup plus vite comme en témoigne la réussite remarquable d’un outil collaboratif intelligent : Navily. Né en juin 2014 en tant qu’outil communautaire voué à compléter les instructions nautiques avec des informations partagées et actualisées sur les ports et mouillages, il s’est développé au fil des ans et étendu son modèle économique autour de trois sources de revenus : les ports partenaires qui peuvent l’utiliser comme un outil de réservation, les utilisateurs payants et la publicité. La publicité ? Bien-sûr : 1 100 000 plaisanciers ont ouvert un compte sur Navily, dont 70% à l’étranger, et 400 000 sont des utilisateurs actifs : ce n’est pas rien. Et l’aplication Navily, rentable depuis 2023, documente aujourd’hui 15 000 ports et 24 000 mouillages dans le monde entier. Un succès qui illustre le potentiel des nouvelles technologies et des modèles participatifs, mais aussi la nécessité pour les entrepreneurs du secteur d’innover, de ne pas se contenter de construire l’alternative en ligne à un service existant. Le cas de la location entre particulier est intéressant : malgré le succès de plate-formes comme Click&Boat ou SamBoat en termes de volume d’affaire, ces start-ups de la location ont dû étendre leur périmètre à la location professionnelle pour sécuriser leurs revenus et une activité qui était sans elle trop saisonnière pour être rentable et durable. Idem pour VogAvecMoi, la grande plate-forme de co-navigation qui a dû sécuriser les conditions juridiques de son activité, certains skippers-propriétaires flirtant parfois avec une exploitation professionnelle illicite de leurs navigations partagées. Des dérives qui ont toujours existé, mais qui dans le cas présent risquent d’engager la responsabilité de la plate-forme. En fin de compte, les responsables de la plate-forme ont fait le nécessaire pour cadrer les choses et ont su trouver leur place. Comme dans l’hôtellerie ou la location de voiture, les activités collaboratives doivent composer avec une certaine forme de professionnalisation qui doit rester dans les limites de la loi (diplômes de skipper, responsabilité juridique) et de la fiscalité.
Quoi qu’il en soit, la dynamique collaborative est lancée dans le nautisme comme ailleurs. Elle va de pair avec la numérisation des activités de loisirs mais ne se limite pas à ces nouveaux outils : la vraie révolution dans ce cas précis, c’est le collaboratif, pas seulement le numérique. La grande question est celle du positionnement de ces nouveaux modèles : concurrents ou compléments utiles aux activités nautiques traditionnelles ? Aujourd’hui, les grands constructeurs comprennent qu’ils ne doivent pas laisser ce nouveau monde collaboratif aux start-ups, comme on l’a vu avec la marque Wiziboat du groupe Bénéteau, déjà citée. Mais si la mutualisation des bateaux se développait réellement à grande échelle, les chantiers de grande série supporteraient-ils la baisse de volume que cela représenterait ? Si le groupe Bénéteau prend ce risque, c’est sans doute que l’enjeu dépasse cette simple notion de volume : il s’agit avant tout d’encourager la navigation par de nouveaux moyens pour toucher de nouvelles clientèles, et d’enrayer le vieillissement de nos marins de plaisance. En d’autres termes, de retrouver une dynamique nautique portée par de nouveaux pratiquants !

