Multicoques de course, l’ascension du trimaran
Le chiffre peut faire sourire aujourd’hui, mais la toute première victoire d’un multicoque dans une course océanique en solitaire s’est construite à une vitesse moyenne inférieure à six noeuds. Il s’agissait du Pen Duick IV d’Alain Colas, vainqueur de la Transat 1972 tout juste quatre ans après l’abandon sur avarie de ce même bateau mené alors par Éric Tabarly. À l’issue de vingt jours et treize heures de course, le trimaran de 20 m, construit en alliage léger par les chantiers de La Perrière à Lorient, devançait de moins d’une journée Vendredi 13, l’imposant monocoque (39 m de long) de Jean-Yves Terlain. Il améliorait en même temps de plus de cinq jours le record de l’épreuve, détenu depuis l’édition précédente par le monocoque de 18 m Sir Thomas Lipton.
Comme l’indiquait cette vitesse relativement modeste et donc encore accessible à toutes sortes de voiliers “classiques”, rien ne semblait alors vraiment joué dans le match entre monos et multicoques. L’édition suivante de la Transat devait le confirmer doublement : sur 125 bateaux au départ en 1976, la flotte ne comptait que dix-huit multicoques dont très peu d’unités vraiment compétitives. Et la victoire revenait finalement, après un long suspense, au bateau qui semblait le moins adapté à la course, le Pen Duick VI d’Éric Tabarly. L’émotion née du deuxième succès de celui-ci a éclipsé l’enseignement technique sans doute le plus important de cette épreuve : la deuxième place d’un trimaran de 9,50 m, pesant à peine une tonne – The Third Turtle de Mike Birch – qui, malgré des conditions a priori défavorables à ce type de bateau, avec beaucoup de forts vents contraires, réussissait à finir tout près d’un monocoque de 22 m.
L’épisode suivant est entré dans l’histoire avec la victoire au finish du même Mike Birch dans la Route du Rhum 1978, son trimaran de 11 m, Olympus Photo, franchissant la ligne d’arrivée en Guadeloupe avec moins de deux minutes d’avance sur Kriter V, le monocoque de 21 m mené par Michel Malinovsky. Ironie du sort, Alain Colas, le premier marin à avoir mené un multicoque à la victoire six ans plus tôt, disparaissait pendant la course avec le légendaire Manureva, ex-Pen Duick IV.
Le tournant de la transat 1980
Pour nombre d’observateurs et de coureurs, malgré le succès du petit trimaran de Birch – dessiné comme le précédent par l’Américain Dick Newick – le débat n’est pas encore clos. Là aussi, les vitesses moyennes restent relativement faibles (6,3 noeuds pour les deux premiers du Rhum 1978) et peuvent laisser penser que des monocoques plus affutés auraient encore leur mot à dire dans les épreuves à venir. C’est notamment le point de vue de Michel Malinovsky qui met rapidement en chantier un Kriter VIII dans le même esprit que le V, toujours dessiné par André Mauric, mais encore plus grand (23 m). Mais la Transat 1980 vient mettre un terme à ces spéculations : cinq trimarans aux dimensions raisonnables – entre 10,60 m et 16 m – s’imposent aux cinq premières places. Moxie, le bateau vainqueur, mené par le sexagénaire américain Phild Weld, en profite pour battre de près de trois jours le record de l’épreuve.
Plusieurs raisons contribuent à cette bascule. Il y a d’abord l’intérêt croissant pour les multicoques qui stimule la réflexion des architectes et des constructeurs. L’Anglais Derek Kelsall avait été l’un des premiers à penser le trimaran de course moderne en concevant Toria en 1966, vainqueur la même année du Tour des îles britanniques. C’est après une navigation à bord de Toria qu’Éric Tabarly, impressionné par ses performances, avait compris que l’avenir appartenait aux multicoques et s’était décidé à solliciter André Allègre, le pionnier français du trimaran, pour la conception du futur Pen Duick IV. À côté des projets de plus en plus performants de l’école anglaise incarnée par Kelsall s’est développé outre-Atlantique un courant minimaliste porté par Dick Newick, très influencé par les pirogues océaniennes et soucieux de faire des voiliers les plus simples et les plus légers possibles. C’est cette tendance qui a pris l’avantage en 1980 avec Moxie, construit par le fameux chantier de Walter Greene dans le Maine.
Autre facteur non négligeable : la décision des organisateurs anglais de la Transat, choqués par la participation quatre ans plus tôt du géant Club Méditerranée, de limiter la longueur des bateaux à 56 pieds (17 m), ce qui réduit d’autant plus l’attrait de l’option monocoque, moins performante à taille égale. Il faut ajouter à cela le fait que les monocoques engagés dans cette Transat (et d’une façon plus générale dans les courses océaniques en solitaire ou en double de l’époque) sont pour la plupart des bateaux marqués par un certain conservatisme et pas vraiment représentatifs de ce que l’on peut faire de mieux dans ce domaine. Ce point s’était déjà vérifié l’année précédente lors de la Transat en double Lorient-Les Bermudes – Lorient, remportée au finish par le trimaran VSD (un plan Kelsall) devant le foiler Paul Ricard.
Record et changement d’ère
Malheureux dans Lorient-Les Bermudes-Lorient, Paul Ricard est ensuite privé de classement dans la Transat anglaise en raison du forfait d’Éric Tabarly sur blessure (le bateau fait tout de même le parcours, Marc Pajot remplaçant au pied levé Tabarly, mais les responsables du club organisateur, le Royal Western Yacht Club, refusent de l’intégrer). Au milieu de l’été 1980 il revient sur le devant de la scène en battant largement le record de la traversée de l’Atlantique nord, détenu depuis 1905 par Atlantic, une goélette de 56 m menée par une cinquantaine de marins. Accompagné d’Éric Bourhis, Georges Calvé et Dominique Pipat, Éric Tabarly met 10 jours et 5 heures pour aller du phare d’Ambrose – au large de New York – au cap Lizard, soit deux jours de moins qu’Atlantic, le tout à plus de douze noeuds de moyenne ! L’évènement est historique à plus d’un titre, marquant un bond spectaculaire en terme de vitesse, mais aussi validant les idées novatrices de Tabarly sur les plans porteurs, préfiguration avec plusieurs décennies d’avance des foils modernes. Le monde du multicoque de course entre alors dans une phase de recherche tous azimuts sur deux ou trois coques.
Le catamaran semble prendre l’avantage en 1982 grâce au triomphe – avec plus de trois jours d’avance – de Charente Maritime dans La Rochelle – La Nouvelle-Orléans. Ce cata de 20 m conçu par Michel Joubert et Bernard Nivelt gagnera ensuite la Transat en double puis La Baule – Dakar et semble annoncer une longue période de domination sur deux coques. Impression renforcée par la victoire du plus classique Elf Aquitaine, cata dessiné par Sylvestre Langevin et mené par Marc Pajot, dans la deuxième édition de la Route du Rhum. Un Rhum qui douche au passage les derniers espoirs des partisans du monocoque : malgré tous les efforts de Michel Malinovsky, le grand Kriter VIII ne peut faire mieux qu’une dixième place, derrière trois catamarans et six trimarans.
À peine deux ans après les exploits de Charente Maritime, la tendance s’inverse à nouveau. Grâce à l’apport de nouveaux architectes britanniques de talent, les trimarans vont désormais monopoliser les podiums. John Shuttleworth conçoit Fleury Michon VI, premier sur la ligne d’arrivée de la Transat 1984 avec Philippe Poupon, tandis que la victoire de cette épreuve revient à Umupro Jardin V – plan Phil Morrison – mené par Yvon Fauconnier, après attribution à celui-ci d’une bonification de seize heures pour compenser le temps passé à secourir un concurrent. Nigel Irens et Rob Humphreys vont aussi dessiner plusieurs bateaux mémorables. Le premier réalise notamment les Fleury Michon VIII et IX de Philippe Poupon, respectivement vainqueurs de la Route du Rhum 1986 et de la Transat 1988, et plus tard le fameux Fujicolor II, auréolé d’un palmarès impressionnant avec Loïck Peyron (dont ses victoires dans les Transats 1992 et 1996). Le second est l’auteur de l’excellent trimaran Paragon, racheté et rebaptisé Groupe Pierre 1er par Florence Arthaud en 1988.
Le renouveau de l’école Française
Hormis le dessin d’Umupro Jardin V, il faut créditer Phil Morrison d’un rôle discret mais déterminant dans le développement de la filière française des multicoques. Alors qu’ils viennent tout juste de s’associer pour former le cabinet VPLP, Marc Van Peteghem et Vincent Lauriot-Prevost ont en effet eu l’occasion de travailler avec lui sur un projet commun. Marqués par la vision de Phil – notamment en ce qui concerne les flotteurs longs et volumineux – les jeunes architectes vont s’en inspirer pour leurs propres trimarans qui gagneront à peu près tout dans les décennies suivantes, à commencer par la Route du Rhum 1990 avec Florence Arthaud.
À côté des rendez-vous incontournables, de nouvelles épreuves voient le jour au fil de cette décennie : Québec-Saint-Malo et la Route de la Découverte en 1984, la Course de l’Europe en 1985. Dans le même temps, coureurs et sponsors prennent goût aux tentatives de records sur toutes sortes de parcours dont le plus suivi reste celui de l’Atlantique nord, d’ouest en est. C’est le seul secteur où les grands catamarans – moins tolérants en solitaire mais dotés d’un gros potentiel en équipage – vont encore provisoirement garder la main. En 1990, Jet Services V ( cata de 22,80 m de long, dessiné par Gilles Ollier) traverse ainsi l’Atlantique en six jours et demi, soit une vitesse moyenne de 19 noeuds. Un record qui fait alors sensation et sera ensuite régulièrement amélioré (jusqu’aux 3 jours et 15 h de Banque Populaire V en 2009, à près de 33 noeuds de moyenne…). En solitaire aussi, l’accélération est nette, même si les chiffres restent moins spectaculaires : pour gagner la Transat anglaise 1988, Philippe Poupon a mené son trimaran à plus de onze noeuds de moyenne, vitesse jamais atteinte jusque là sur une telle distance.
Le succès médiatique de ces évènements fait le bonheur des sponsors et par voie de conséquence des coureurs, les meilleurs ayant accès à des budgets qui vont permettre de construire des multicoques de plus en plus performants grâce au savoir faire développé dans les chantiers spécialisés comme Multiplast ou Jeanneau Techniques Avancées. Cet engouement va contribuer à créer une sorte “d’exception française”, nos coureurs délaissant peu à peu les épreuves classiques anglo-saxonnes pour se consacrer entièrement aux compétitions d’inspiration française. Revers de la médaille : ces compétitions vont rester pour l’essentiel “franco-françaises”, très peu de coureurs étrangers se mêlant au jeu.