Grande croisière, dans le sillage de Kurun
Au cours de la première moitié du XXe siècle, hormis les participants aux courses transatlantiques, rares sont les voiliers de plaisance à se hasarder sur des parcours transocéaniques pour le seul plaisir de la croisière. A fortiori en équipage réduit. L’aventure de l’Américain Joshua Slocum, auteur du premier tour du monde en solitaire – entre 1895 et 1898 à bord du Spray – ne sera renouvelée que beaucoup plus tard par son compatriote Harry Pidgeon, ancien paysan devenu cow-boy, bûcheron, puis photographe, qui découvre la voile à cinquante ans, se construit lui même un yawl de 10 m, Islander, et boucle lui aussi un tour du monde, entre 1921 et 1925 (il en fera même un second, toujours en solitaire et sur le même bateau, entre 1932 et 1937).
Le voyage en famille n’est guère plus prisé : les Norvégiens Erling et Julie Tambs, partis d’Oslo en 1928 à bord d’un cotre de 12 m (Teddy, plan Colin Archer lancé en 1882) pour rejoindre la Nouvelle-Zélande, font figure d’exception. Arrivés à Auckland trois ans plus tard – avec deux enfants nés en cours de route – ils ont tiré de cette croisière un livre à succès (The cruise of the Teddy) mais sans faire beaucoup d’émules.
Le premier couple à boucler une circumnavigation complète est américain : tombés sous le charme du récit de Slocum, Édith et Roger Strout construisent de leurs mains Igdrasil, une réplique du Spray avant d’appareiller en 1934 de la Floride vers Panama et les innombrables trésors de l’Océanie. Parcourant ensuite l’Australie et les archipels de l’océan Indien, ils reviennent en 1937, tellement enchantés par cette vie au fil de l’eau qu’ils repartent aussitôt pour deux ans de plus, cap sur Hawaï, les Aléoutiennes et l’Alaska.
Un voilier pensé pour le voyage
Dans les ports français, les candidats au voyage ne se bousculent pas malgré l’immense retentissement donné par la presse au tour du monde d’Alain Gerbault, débuté à Cannes en avril 1923 et terminé au Havre en juillet 1929 à bord de Firecrest, cotre de 12 m au pont dessiné par Dixon Kemp. Entrecoupé d’une escale de près d’un an à New-York pendant laquelle le navigateur est revenu en France, ce périple passant par le canal de Panama a fait de l’ex-aviateur et champion de tennis une star auprès du grand public mais n’a pas emporté l’adhésion des pratiquants qui ironisent volontiers sur ses records de lenteur (101 jours de Gibraltar aux États-Unis, à peine plus d’un noeud de moyenne sur la route directe…), ses grossières erreurs de navigation et l’emphase de ses récits.
Les plaisanciers se reconnaissent davantage dans le discret Louis Bernicot, auteur d’un tour du monde en solitaire parfaitement maîtrisé, entamé en août 1936 à Carantec et bouclé en moins de deux ans via le détroit de Magellan. L’ancien capitaine de la marine marchande est même à sa façon un précurseur : premier croiseur au long cours à partir sur un voilier spécialement étudié à cette fin. Fort de son expérience, Bernicot a en effet mûrement réfléchi aux caractéristiques les mieux adaptées à ce programme avant de confier à l’architecte Talma Bertrand la réalisation des plans d’Anahita, cotre de 12 m muni d’une timonerie et d’un petit moteur fixe, qui sera construit chez Moguérou à Carantec (futur chantier Jézéquel). Bateau robuste, agréable en mer et facile à manier seul, Anahita démontre le bien fondé de cette démarche. La leçon sera retenue plus tard par Jacques-Yves Le Toumelin qui, avant son départ en 1949, consacre beaucoup de temps à la conception de Kurun… pour un résultat radicalement différent, sa vision du bateau idéal de grande croisière s’inspirant davantage des embarcations de pêche traditionnelles que des voiliers de plaisance.
En double puis en solitaire
Né en 1920 à Paris, Jacques-Yves ne fréquente d’abord la mer que pendant les vacances qu’il passe au Croisic où sa grand-mère tient un hotel. Malgré l’influence familiale – son père est capitaine au long cours – cet élève peu studieux, voire rebelle, montre peu d’intérêt pour la carrière maritime et rate aussi bien le concours d’entrée à Navale que ses examens de l’École de la Navigation Maritime de Nantes.
Allergique aux grands navires “en ferraille”, il aime embarquer avec les pêcheurs du Croisic et voit davantage la mer comme un moyen de s’échapper d’un monde qui ne l’intéresse guère que comme un métier. En 1940, au moment de l’invasion allemande, il pense fuir en bateau – pour aller aux antipodes, pas en Angleterre…- mais doit finalement se contenter de ronger son frein au Croisic. Pendant les années d’occupation, il y vit en ermite, travaille occasionnellement à la pêche et parvient à se faire construire un voilier de 8,60 m, le Tonnerre, qui sera malheureusement détruit en 1945 pendant la retraite des troupes allemandes, alors qu’il se préparait à entamer enfin son grand voyage.
Tenace, Le Toumelin demande après guerre à l’architecte Henri Dervin de lui dessiner un bateau de 10 m en respectant scrupuleusement ses spécifications. Construit au chantier Bihoré par le charpentier Jean Moullec, Kurun (“tonnerre” en breton) présente un fort déplacement (plus de huit tonnes), une coque volumineuse et porte une voile à corne. Un bateau déjà “démodé” dès son lancement, selon les propres termes de son propriétaire, mais qui lui convient très bien. Seule contrariété quand il largue les amarres le 19 septembre 1949 : la présence à bord d’un équipier, imposé par ses parents qui ne veulent pas le voir partir en solitaire… Le Toumelin étant doté d’un fort caractère et assumant même une certaine misanthropie, la cohabitation forcée se termine en bagarre et l’intéressé doit quitter le bord au Maroc… aussitôt remplacé par un autre équipier, lui aussi recruté par les parents au moyen d’une petite annonce dans la revue Le Yacht.
Jacques-Yves Le Toumelin fera ainsi équipe bon gré mal gré avec le nouveau venu, manque le débarquer à Panama, le garde finalement jusqu’à Tahiti où il s’en débarrasse pour de bon, poursuivant sa route seul comme il l’avait toujours souhaité. Avec ou sans équipier, Le Toumelin ne fait pas de folies sur les escales : pas plus de quatre sur tout le Pacifique (Galapagos, Marquises, Tahiti et Bora Bora) et seulement trois ensuite (Port-Moresby, îles Cocos, La Réunion) avant de toucher l’Afrique du Sud puis de remonter presque d’une traite l’Atlantique, avec juste un arrêt à Sainte-Hélène. Son retour au Croisic, le 7 juillet 1952 est fêté par des milliers de personnes et son livre, Kurun autour du monde, publié l’année suivante chez Flammarion, connaît un beau succès. Ce récit, toujours précis sur les aspects techniques et détaillant les belles rencontres faites aux escales, va devenir le bréviaire de nombre de passionnés et inspirer les futurs voyageurs.
De la marne aux canaux de Patagonie
Autre figure marquante de la popularisation de la grande croisière dans cette décennie, Marcel Bardiaux est un peu l’antithèse de Le Toumelin : pas d’habitudes maritimes dans la famille et une propension à bousculer les traditions plutôt qu’à les respecter. Né à Clermont-Ferrand en 1910, fils de facteur, orphelin dès l’âge de huit ans, Marcel apprend d’abord le métier de plombier chez un artisan avant de se mettre à son compte à 17 ans sur les bords de Marne, puis de profiter de l’essor des activités de plein air pour fabriquer des tentes de camping, des kayaks et des canoës. Il fait la promotion de ses produits en compétition, devenant l’un des meilleurs kayakistes européens et s’offre même – entre 1930 et 1931 – un grand tour d’Europe en canoë, des milliers de kilomètres à pagayer sur le Rhin, le Danube, la mer Noire, la Méditerranée et le canal du Midi. Mobilisé en 1939, prisonnier de guerre, il s’évade et reprend ses activités civiles en rêvant de grand départ à la voile.
En 1943, il se procure le plan d’un cotre de 9 m d’Henri Dervin, change tout, ou presque, dessus – coque rallongée, quille modifiée, superstructures plus importantes, tonture retracée, structure différente… – et se met au travail pour construire Les 4 vents avec tout ce qu’il peut récupérer comme matériaux. Six ans plus tard, en janvier 1950, il peut enfin descendre la Seine et faire quelques mois d’essais en mer, cabotant du Havre à Arcachon. Il ne connait rien alors à la navigation, mais ce n’est pas le genre de détail qui peut arrêter cet homme habitué à apprendre sur le tas et doté d’une ingéniosité à toute épreuve.
S’ensuit un tour du monde de près de huit ans ponctué d’un nombre d’escales impressionnant – plus de cinq cents – et de péripéties parfois rocambolesques. Le tout en suivant un parcours inédit : après avoir rallié l’Amérique du sud, Bardiaux passe le cap Horn d’est en ouest, parcourt les canaux de Patagonie, puis explore les côtes chiliennes avant de remettre le cap vers les îles d’Océanie, la Nouvelle-Zélande, l’océan Indien, s’offrant encore un détour pour visiter le Brésil, les Antilles et la côte est des États-Unis avant de regagner Arcachon en juillet 1958. Sorti pour le salon nautique, son livre Aux 4 vents de l’aventure (éditions Flammarion) est aussitôt un best-seller qui sera régulièrement réimprimé ensuite.
Une nouvelle façon de voir le large
Du fait même de leur opposition de styles, ces deux navigateurs vont contribuer à toucher la plus large audience : les plaisanciers maîtrisant les codes de la navigation peuvent facilement s’identifier à Le Toumelin et le grand public constate au travers des aventures de Bardiaux que la mer est accessible à tout le monde. On peut ajouter à ces deux grands solitaires une médiatrice de talent en la personne de la Belge Annie van de Wiele qui a bouclé en 1953 à Zeebruge un tour du monde de deux ans en compagnie de son mari, Louis, d’un ami – et de Tallow, le chien du couple – à bord d’Omoo, ketch de 13,80 m en acier dessiné par Louis. Le récit de son parcours, Pénélope était du voyage (Flammarion, 1954) reste l’une des plus belles invitations à prendre le large. Une contribution d’autant plus importante que, tout au long du XXe siècle, le livre est le vecteur essentiel dans la transmission du désir de voyager : les navigateurs des années cinquante sont partis parce qu’ils avaient lu Slocum et ses successeurs, tout comme ceux des décennies suivantes largueront les amarres après avoir lu Le Toumelin, Bardiaux et van de Wiele.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si un autre grand navigateur, Jean Gau, fils d’un viticulteur de l’Hérault, auteur d’un tour du monde en solitaire entre 1953 et 1957 à bord du Tahiti Ketch Atom – il en bouclera un autre en 1968, toujours sur Atom – a été quasiment oublié des annales nautiques, n’ayant jamais trouvé le temps de raconter ses voyages (un de ses amis, Jean Bussières, a cependant écrit une biographie de l’intéressé, publiée aux EMOM l’année de sa mort, en 1979). La postérité de Jean Gau tient peut-être davantage dans le grand nombre d’exemplaires de Tahiti Ketch qui ont ensuite été construits par le chantier Pfister (devenu en 1975 Sirvent) à Aigues-Mortes.
La fin de la décennie marque également une certaine porosité entre les pratiques, comme en témoigne le parcours d’Eloise, l’ancien bateau de Fernand Hervé : avec un nouveau propriétaire, il gagne la Giraglia 1958… puis part en croisière vers les Antilles et le Pacifique. C’est aussi en 1958 que débarque en France un naufragé sans le sou dont le récit (Un Vagabond des mers du Sud, publié par Flammarion en 1960) va mettre une fois encore en lumière la voile au long cours, racontant les aventures de Bernard Moitessier entre le détroit de Malacca et la mer des Caraïbes à bord de ses deux bateaux successivement perdus, Marie-Thérèse et Marie-Thérèse II. Le bouche à oreille dans les clubs nautiques, le soutien d’hommes de presse – Jean-Michel Barrault, Pierre Lavat – fait du livre un succès, mais Moitessier n’a pas attendu celui-ci pour penser à un nouveau bateau. Dès 1959 il a pris contact avec l’architecte Jean Knocker pour ébaucher ce qui deviendra en 1962 le mythique Joshua, ketch norvégien de 12 m construit – à prix coûtant – en acier par Joseph Fricaud, fondateur du chantier Meta, alors installé à Chauffailles. Plusieurs dizaines de répliques plus ou moins fidèles de Joshua seront ensuite lancées et le bateau restera pendant une dizaine d’années la référence pour partir au bout du monde, avant que la demande croissante sur ce programme n’incite chantiers et architectes à envisager des approches plus modernes du voilier de grande croisière.