La révolution Bertram
S’il existe une histoire capable de réconcilier, si besoin, les passionnés de navigation au moteur et les amoureux de la voile, celle de la transformation radicale du motonautisme apparaît fondatrice, avec ses protagonistes Dick Bertram et Ray Hunt, tous deux régatiers de haut niveau. La scène se passe le 16 juillet 1958 vers 11 heures au large de Newport (Rhode Island) qui accueille traditionnellement l’America’s Cup. Les sélections du yacht américain qui défendra la coupe quelques semaines plus tard contre son challenger étranger sont au programme de la journée. Toute une flottille composée des voiliers en lice, du bateau du comité de course et de vedettes de liaison est aux prises avec des creux de plus de deux mètres par plus de vingt nœuds de vent. C’est un temps rêvé pour les lourds quillards de la classe des 12 M JI, longs d’une vingtaine de mètres, mais beaucoup moins pour les accompagnants motorisés qui souffrent à les suivre.
Comme Dick Bertram l’a raconté lui-même : «J’étais à bord de Vim en charge des équipiers d’avant. D’habitude, avec de tels enjeux, nous étions toujours ultra-concentrés sur nos manœuvres mais ce jour-là, quelque chose de vraiment spécial est apparu. Personne n’en croyait ses yeux. Une petite coque à moteur de 23 pieds lancée à plus de trente nœuds se jouait de la mer formée avec une facilité déconcertante. C’était la première sortie du nouveau bateau de service à coque en V profond de notre adversaire, le 12M JI Easterner, dessiné par le même Raymond Hunt. Je n’avais jamais vu de telles performances, même approchantes». À l’époque, Dick Bertram est un prospère courtier en yachts installé à Miami. Avec son physique de héros d’Hollywood, cette figure du yachting hauturier classique est cependant très ouverte aux défis techniques de la compétition motonautique en mer depuis qu’elle s’est aventurée dans la première (et redoutable) grande course «offshore» de l’histoire, la Miami-Nassau (Bahamas), deux ans auparavant.
En voyant l’agilité du tender d’Easterner, Bertram se promet de ne pas en rester là et dès le lendemain, il est invité par Hunt à un essai de la nouvelle coque. Très différent est le personnage un peu excentrique de son inventeur, architecte naval autodidacte, prolifique et éclectique. Il vit dans une ferme du New Hampshire très éloignée de la mer et crée ses plans sur le couvercle levé de son grand piano de concert, «une table à dessin idéale» selon lui. Outre Easterner et le 5.5 M JI Minotaur, médaille d’or aux Jeux Olympique de Naples en 1960, on doit aussi à ce barreur champion du monde, vainqueur de grands trophées et surnommé l’Archimède de Nouvelle-Angleterre, le premier Boston Whaler de 13 pieds, les yawls Concordia et bien sûr, la carène en V qui porte son nom.
Le coup de génie de Hunt a été, ici, de mettre parfaitement au point un vieux concept jamais abouti. Sa carène se caractérise par son angle très prononcé et constant depuis l’étrave jusqu’au tableau arrière. Cette forme en V est complétée par un faisceau de redans longitudinaux, des décrochements à angle droit, courant tout au long de la carène, qui favorisent l’équilibre à la barre, améliorent la portance et la vitesse tout en servant de déflecteur aux vagues formées par le passage de la coque dans l’eau. Après son galop d’essai très concluant du prototype Hunt de 23 pieds, Bertram commande très rapidement à son inventeur les plans d’une version de 31 pieds qu’il fait construire en bois, chez lui en Floride. À son bord, il remporte la course Miami-Nassau en 1960 dans des conditions météorologiques dantesques avec jusqu’à une journée d’avance sur certains concurrents. La même année, cette coque qui a démontré sa supériorité écrasante au large, sert très rapidement d’empreinte pour réaliser le moule du premier Bertram de série en fibre de verre, lançant ainsi une vogue décisive pour l’avenir de toute l’industrie motonautique.