De l’artisanat à l’industrie
Lorsqu’elle entre dans la deuxième moitié du vingtième siècle, la construction navale de plaisance française n’est pas très différente de ce qu’elle était cinquante ans plus tôt. Des dizaines de chantiers artisanaux parsèment le littoral ou la périphérie des grands centres urbains. Chaque port ou presque abrite un hangar d’où sortent un ou deux voiliers chaque année, parfois une unité tous les deux ans pour les plus grandes, tous construits en bordés classiques sur membrures et lisses en bois. Les techniques n’ont pas varié depuis des siècles, les gestes des compagnons non plus. Les procédés d’étuvage et de ployage du bois, tout comme les outils tels le rabot, la varlope ou l’herminette apparentent plus la construction navale à un artisanat d’art qu’à une industrie. Les entreprises restent principalement familiales, souvent créées à l’initiative d’un audacieux dont la réserve d’énergie surpasse largement celle du compte en banque.
Des chantiers navals partout en France
La région parisienne concentre nombre d’ateliers historiques, comme Silvant à Conflans Sainte Honorine, Jouët à Sartrouville ou les Ateliers et Chantiers à Meulan. Cela tient d’abord à la proximité de la capitale et à la présence d’une clientèle fortunée.
Il en est de même autour des grands centres urbains de province. Ainsi à Nantes. En dépit de ses horreurs, la deuxième guerre mondiale a joué les révélateurs : au sortir des années noires, des employés des grands chantiers navals nantais ont décidé de changer de vie. Léon Bézier était chef d’équipe chez Dubigeon. Il a traversé la Loire pour créer son atelier. Lebeaupin ou Berthaud, salariés des Ateliers et Chantiers de Bretagne en ont fait autant. Au contraire de leurs collègues qui se fourvoient dans la construction de bateaux de pêche, ceux-là trouvent leur salut dans les voiliers de croisière. Ils se sont implantés au sud de la ville, à Rezé-les-Nantes, où les terrains en bord de Loire restent accessibles. Leurs petites équipes, réduites à quelques compagnons, produisent des unités à la demande.
De leur côté, les micro-entreprises du littoral reprennent une activité souvent mise en sommeil durant les cinq années d’occupation. La construction de bateaux de plaisance était alors, sinon impossible, du moins impensable. Labbé à Saint-Malo, Moguérou à Carantec, Pichavant à Pont Labbé, Craf à Bénodet, Stephan à Concarneau, Derrien ou Laurent à Pont Aven, Costantini à La Trinité-sur-Mer, Bureau ou Leroux au Croisic, Chassaigne ou Hervé à La Rochelle, Bombal à Mortagne, Bonnin ou Matonnat à Arcachon, Boudignon à Arles, d’autres encore à Martigues, Saint-Tropez ou Antibes, et la liste est loin d’être close, tous construisent à l’unité ou en toute petites séries. Médecins, avocats, chefs d’entreprise et autres CSP+, comme on dira plus tard, sont alors les premiers adeptes du «sport des rois». Ils pratiquent un loisir de luxe encore baptisé yachting. Mais les «classes moyennes» ne vont pas tarder à les imiter.
Ainsi, en une décennie, ce secteur économique encore embryonnaire change d’univers, de dimension et même de nom. On l’appellera désormais la plaisance, et le succès du best-seller de Jacques Perret « Rôle de Plaisance » paru en juin 1957, illustre cette mutation.
Croissance, crédit et taxes
Qui aurait pu anticiper ce bouleversement dans un pays de moins de 43 millions d’habitants, dont près de la moitié sont encore des ruraux, où les tickets de rationnement du pain n’ont été supprimés qu’en 1949 ? Où le plan Marshall a certes aidé l’économie à redémarrer dans l’immédiat après-guerre, tout comme l’emprunt Pinay, gagé sur l’or, qui «sauve le franc», mais où l’inflation est parfois galopante, l’instabilité politique permanente, les déficits budgétaires récurrents ? Sans oublier que la France reste un pays en guerre. À peine les accords de Dien Bien Phu signés en 1954, les «évènements» d’Algérie prennent le relais du conflit indochinois. En 1958, le retour du Général de Gaulle et avec lui d’Antoine Pinay, sauve la France du naufrage politique comme du désastre économique. Le franc est dévalué de 17,5 %, mais les échanges sont libérés à 90 %.
Ainsi, après les années noires de la décennie précédente, le rebond des années cinquante est-il spectaculaire. Croissance du pouvoir d’achat et augmentation du temps libre vont de pair. Les salaires, bloqués depuis 1939, sont libérés. Février 1950 marque l’instauration du «salaire minimum interprofessionnel garanti» : 78 francs pour quarante heures de travail hebdomadaires. La troisième semaine de congés payés est accordée en 1956. Au même moment, l’inflation s’est suffisamment calmée et la consommation suffisamment reprise – le crédit bateau est autorisé en 1954- pour que la pression fiscale recommence à augmenter. La TVA est introduite en 1954, vite suivie par la vignette auto (1956). Entre temps, les privilèges des yachtsmen -détaxe complète sur les bateaux, leur équipement, leurs approvisionnements – sont peu à peu supprimés. Une taxe de 31,23 % est appliquée aux bateaux naviguant en eaux intérieures ; une autre, progressive, aux yachts de plus de cinq tonneaux. Ces derniers entrent désormais dans le calcul des «éléments du train de vie». Mais il n’y a rien là qui ne puisse freiner la vogue du bateau de loisir, la vague de la plaisance.
Trois mois et demi de SMIG
On sait qu’avec la renaissance des clubs et écoles de voile, partout sur le littoral et au bord des plans d’eau intérieurs, le Centre Nautique des Glénans, (issu du CFI (Centre de formation internationale fondé en 1947) impulse une première révolution. Le prototype du Vaurien, commandé à Jean-Jacques Herbulot en 1952, est construit chez Aubin à Nantes (le tout jeune chantier que viennent de fonder deux frères, meilleurs ouvriers de France, déménagera à Rezé en 1962). Ce nouveau dériveur d’un peu plus de quatre mètres de long est proposé à 50 000 francs (il sera vite vendu 55 000 F) soit trois mois et demi de SMIG, environ, quand la 2CV de l’époque réclame vingt mois de salaire moyen. Moitié moins cher que les dériveurs jusque-là les plus populaires, construit dans six chantiers différents -à lui seul, Costantini en fabriquera 200 en 1952-53, à la Trinité-sur-mer-, le Vaurien joue donc les poissons pilote de la construction en grande série, les précurseurs de la grande migration de l’artisanat vers l’industrie. On en compte 3 500 fin 1958 et 1 500 de plus un an plus tard. Apparu en 1954, le Corsaire tient un rôle similaire du côté des voiliers habitables.
Mieux, parallèlement à la multiplication des centres de production, un système innovant de distribution répond à l’envolée de la demande. L’expert-comptable Jacques Derkenne, s’associe à Herbulot pour créer la Compagnie de Développement du Yachting à Voile ou CIDEVYV. Cette véritable centrale d’achat et de promotion moderne devient le noyau d’un réseau de fabricants de bateaux et de matériels. Elle approvisionne les points de vente ou écoule en direct voiliers de série, modèles en kits, mâts, voiles, accastillage etc. Elle conquiert ainsi bien vite plus du tiers du marché des voiliers habitables. Sur sa lancée, le même Derkenne crée avec Pierre Lavat une revue (Bateaux 1958) qui s’impose rapidement comme un carrefour publicitaire incontournable.
Le motonautisme, pionnier de l'industrie
Dans le même temps survient une autre mutation économique. Celle-là ne peut se parer du prestige de la voile, toujours auréolée des exploits des Gerbaud, Bernicot, Bardiaux ou Le Toumelin, les premiers géants du tour du monde en solitaire. Cette révolution prend sa source dans l’engouement des Français pour les courses et acrobaties motonautiques, alors très populaires, ainsi que dans la vogue contagieuse du ski nautique.
A Vitry sur Seine, les deux fils d’un immigré italien nommé Rocca osent convertir leurs ateliers de production de canoës et de canots à moteurs hors-bord en bois à la construction en polyester. Ce matériau nouveau donne accès à des cadences de production jamais vues, donc à un abaissement spectaculaire des coûts de fabrication. Comme il ne nécessite quasiment pas d’entretien, contrairement au bois, le «plastique» peut attirer une clientèle libérée des contraintes de la possession d’un bateau.
Rocca va connaître un succès phénoménal. Tout au long de la décennie, la croissance du chantier dépassera les 20 % l’an. Au cours de la seule année 1957, ses ateliers produisent 1 500 canots automobiles. Deux ans plus tard, les cent salariés de la première entreprise de plaisance française en construiront 2 400, soit environ dix unités par jour ! On s’éloigne désormais des lenteurs et traditions de l’artisanat. Si Rocca n’a pas encore standardisé sa production sur le modèle fordien, il n’en est pas très loin.
Mais il faudrait pour cela partir de zéro, autant dire bâtir une unité de production qui ne doive plus rien aux anciennes techniques du bois. Cette initiative reviendra en 1958 à l’héritier d’une quincaillerie vendéenne. Ce passionné de courses motonautiques teste à son tour une première coque de hors-bord en polyester armé. Pour voir. Il se nomme Henri Jeanneau. Il est si vite convaincu des avantages du matériau qu’il décide de construire aux Herbiers la première usine de fabrication en série de bateaux en plastique. Mais les débuts sont laborieux, il faut tout apprendre et la production sur moule en bois -longs à fabriquer- ne dépasse pas douze bateaux par mois. Cela va vite changer.
Quelques centaines de kilomètres au sud, à Arcachon, le fabricant français de moteur in-board Couach, qui se convertit au Diesel en 1957, a lancé avec succès la production de vedettes sous la marque Arcoa. Il produit vite 200 unités par an de son modèle 520 (pour 5,20 m de long), puis 50 de son modèle 570.
En revanche, le constructeur français de moteur hors-bord Goïot doit se résoudre à cesser sa production : en 1958, quand les barrières douanières sont levées, il ne peut lutter contre le raz-de-marée des Américains Mercury, Johnson et Evinrude. Fortes de leur énorme marché intérieur en pleine euphorie, les marques d’outre-Atlantique produisent des mécaniques plus puissantes et moins chères que celles de leur concurrent français. En quelques années, elles conquièrent la totalité du marché hexagonal.
Des milliers de voiliers de croisière
A la fin de la décennie, la Marine Marchande recense environ 40 000 bateaux de plaisance en France, dont les trois quarts ne dépassent pas les deux tonneaux de jauge. Les quelques centaines de petites entreprises du secteur de la plaisance emploient au maximum deux dizaines de milliers de salariés. Néanmoins, les secteurs des loisirs en général, et du nautisme en particulier, conquièrent des clientèles nouvelles à pas de géant. Ainsi, jamais la production de voiliers habitables n’a-t-elle atteint de tels volumes : en 1959, 2 850 de ces unités sortent des ateliers français, dont 650 Corsaire, 750 Corvette (un sept mètres Herbulot), 648 Bélouga et 136 Estuaire et Super Estuaire. Le contreplaqué et le bois moulé ont, à l’évidence, favorisé la construction de ces séries populaires. Mais ce n’est qu’un début. La révolution du polyester va permettre, au cours de la décennie suivante, le développement d’une vraie production industrielle moderne.