”La longue route” Bernard Moitessier
Un livre pour prendre le large
En octobre 1971, l’éditeur Jacques Arthaud publie un livre qui va faire grand bruit : La longue route de Bernard Moitessier. Quelques jours plus tard, la salle Pleyel propose aux spectateurs parisiens, pour quatre soirées exceptionnelles, le film La mer, tourné à bord de Joshua par le navigateur solitaire. Chaque projection affiche complet, commentée sur scène par Françoise Moitessier en l’absence de Bernard qui vit maintenant à Tahiti. Le film sera ensuite projeté un peu partout dans le cadre des conférences Connaissance du Monde.
Ce double évènement est important à plus d’un titre car il va susciter un engouement considérable pour la croisière au long cours tout en mettant un point final à l’une des plus extraordinaires aventures de l’histoire de la voile : le Golden Globe.
Celui-ci tient son nom du trophée mis en jeu trois ans plus tôt par l’hebdomadaire britannique Sunday Times pour récompenser le premier solitaire réussissant à boucler un tour du monde sans escale. À la fin des années soixante, on ne compte en effet que quatre marins à avoir tourné autour de la terre en solo par la mythique route des trois caps (Bonne Espérance, Leeuwin et Horn) et aucun ne l’a fait sans toucher terre. Dernier en date sur ce parcours, Sir Francis Chichester a placé la barre très haut avec son Gipsy Moth IV : parti pour lancer un défi aux records des grands clippers du XIXe siècle, il réussit une circumnavigation en un temps record, se contentant d’une seule escale en Australie. Il est accueilli le 28 mai 1967 à Plymouth par des centaines de milliers de spectateurs après avoir mis 107 jours pour atteindre Sydney et 119 jours pour en revenir via le cap Horn. Jamais un solitaire n’avait encore couvert d’aussi grandes distances d’une seule traite !
Le dernier grand défi des marins
L’exploit de Chichester laisse deviner l’étape suivante : dès le printemps 1967, plusieurs navigateurs envisagent un tour du monde sans escale. Robin Knox-Johnston, alors âgé de 28 ans, travaillant comme lieutenant sur les cargos mixtes de la British India Steam, est le premier à en faire formellement le projet. Et d’autant plus motivé que cet ardent patriote ne craint qu’une chose : que des Français ne viennent brûler la politesse aux marins de sa majesté, comme ils l’ont fait en 1964 avec Éric Tabarly… Sans rien connaître des intentions de Robin, John Ridgway, officier parachutiste, auteur en 1966 d’une traversée de l’Atlantique à l’aviron en compagnie d’un autre para, se décide au même moment à tenter l’aventure. Son ex-compagnon de galère, Chay Blyth, qui n’a aucune expérience de la voile mais un moral à toute épreuve, se dit peu après qu’un tel défi lui conviendrait bien à lui aussi… Un autre Britannique, l’ancien commandant de sous-marins Bill King, lance dès l’automne 1967 la construction d’un bateau spécialement dessiné pour ce parcours par Angus Primrose. Côté français, Bernard Moitessier et Loïck Fougeron évoquent ensemble en décembre l’idée de ce grand voyage. Et en janvier 1968, l’Anglais Donald Crowhurst se décide à son tour et se met aussitôt en quête d’un bateau.
Le cocasse de l’histoire vient du fait qu’aucun de ces candidats à la première circumnavigation non-stop ne sait que six autres navigateurs sont en train de poursuivre le même objectif. Ils l’aprennent simultanément en mars 1968 quand le Sunday Times – qui a eu vent des préparatifs de chacun – récupère habilement ces projets individuels pour en faire une “course” dans laquelle tous se trouvent embarqués, que cela leur plaise ou non… Pour s’assurer d’être associé quoi qu’il arrive aux exploits des uns ou des autres, l’hebdomaire élabore un règlement on ne peut plus accommodant, stipulant qu’il est inutile de s’inscrire et que le départ pourra se faire entre le 1er juin et le 31 octobre 1968 de n’importe quel port, sous réserve qu’il soit situé au nord du 40e parallèle. En guise de prix, il promet le fameux Golden Globe au premier navigateur qui reviendra à son point de départ ainsi qu’une prime de 5000 £ (l’équivalent de 90 000 € actuels) pour celui qui aura fait le tour le plus rapide.
L’annonce du Sunday Times chagrine une partie des candidats, à commencer par Ridgway, Blyth et King, qui rêvaient d’une belle aventure personnelle sans pression extérieure… Mais elle donne des idées à un autre marin : Nigel Tetley, officier de la Royal Navy et régatier expérimenté, qui vit à Plymouth sur son trimaran Victress, un plan Piver de 12 m. Sitôt le journal refermé sa décision est prise et il se lance à la recherche de partenaires pour faire construire un multicoque plus grand et performant.
En décalage avec leur temps
Le 1er juin, c’est à dire pile à l’ouverture du créneau de départ, John Ridgway largue les amarres d’Inishmore, dans l’île d’Aran. Chay Blyth appareille une semaine plus tard de la Hamble River, en face de l’île de Wight. Tous deux ont bien raison de prendre de l’avance, car les bateaux qu’ils ont réussi à se procurer l’un et l’autre – un Westerly 30 pour John, un Kingfisher 30 pour Chay – sont des biquilles de série particulièrement peu performants, qu’aucun navigateur sensé ne choisirait pour aller dans les quarantièmes rugissants… Robin Knox-Johnston part le 14 juin de Falmouth, soucieux lui aussi de ne pas traîner car il n’a pu trouver le financement espéré et s’est résolu à tenter sa chance avec son bateau personnel, Suhaili, un lourd et lent voilier traditionnel de 9,72 m, construit en bois classique. Bernard Moitessier quitte Plymouth le 22 août à bord de son cher Joshua, en même temps que Loïck Fougeron sur Captain Browne – un côtre en acier de 9,53 m. Deux jours plus tard, Bill King part lui aussi de Plymouth à la barre de Galway Blazer II, voilier de 12,80 m tout neuf en bois moulé, caractérisé par sa silhouette flush-deck et ses voiles de jonque, Bill s’étant laissé convaincre par son ami Blondie Hasler que la manoeuvre en serait facilitée.
Le 16 septembre 1968, c’est au tour de Nigel Tetley d’appareiller de Plymouth. Lui non plus n’a pas réussi à trouver l’argent d’un nouveau trimaran et part donc avec Victress dont les superstructures imposantes semblent peu adaptées aux tempêtes des hautes latitudes.
Si l’on se risque à comparer les sept bateaux déjà lancés dans ce gigantesque défi avec ceux qui ont pris quelques mois plus tôt le départ de l’OSTAR, la course transatlantique en solitaire, le décalage est saisissant. Dans le second cas, on trouve le dernier cri de l’architecture navale, avec de belles unités rapides et robustes, dont plusieurs de plus de 15 m. Dans le premier cas, à l’exception de Galway Blazer II, les bateaux sont tous de conception vieillote et de taille modeste, voire carrément inadaptés à un parcours si exigeant. Le monde de la course au large ne s’est manifestement pas senti concerné par cette première autour du monde…
Le 31 octobre, à quelques heures de la date limite, Donald Crowhurst quitte Teignmouth avec son trimaran de 12 m – Teignmouth Electron, un plan Piver proche de Victress – à peine fini. Même précipitation pour l’invité de la dernière heure, l’Italien Alex Carozzo, qui ne s’est décidé qu’en juillet et a lancé au milieu du mois d’août la construction d’un monocoque de 20 m dessiné par ses soins. Terminé en catastrophe pour quitter Cowes avant l’échéance, son grand ketch Gancia Americano n’est évidemment pas prêt et doit abandonner au Portugal après une semaine de navigation.
Un seul marin à l'arrivée
Impréparation et mauvais temps font vite des coupes claires dans cette petite flotte. John Ridgway a jeté l’éponge dès le 21 juillet au Brésil, réalisant que son bateau était en train de se désintégrer. Chay Blyth parvient à atteindre l’Afrique du Sud à la mi-septembre (un exploit avec ce petit biquille !) mais choisit sagement de ne pas aller plus loin. Loïck Fougeron et Bill King chavirent en novembre dans le même ouragan, à l’approche de Bonne Espérance, et leurs bateaux sont trop endommagés pour continuer. La progression de Crowhurst paraît laborieuse et seuls Knox-Johnston, Moitessier et Tetley avancent régulièrement sur la route des trois caps : ils passent dans cet ordre au sud de la Nouvelle-Zélande le 18 novembre, le 28 décembre et le 1er février.
La suite est entrée dans la légende. Joshua double le cap Horn le 5 février, près de trois semaines après Suhaili… mais on ne saura jamais s’il l’aurait rattrapé ou non avant les côtes anglaises. En mars 1969, alors qu’on le croit en route vers l’équateur, Bernard Moitessier transmet un message à l’équipage d’une vedette croisée près de Capetown pour annoncer qu’il renonce à terminer le parcours, refusant de regagner l’Europe et cette société de consommation qu’il ne supporte plus. Cette stupéfiante nouvelle prend tout le monde de court – à commencer par la famille de Bernard qui l’attend en France – et fait la une de toute la presse.
Restent en lice Knox-Johnston, Tetley… et Crowhurst, qui, après des mois de silence a retrouvé l’usage de sa radio : il dit avoir passé le cap Horn début avril et peut toujours prétendre à la prime promise au plus rapide. Pour le Golden Globe, la cause est entendue : Robin Knox-Johnston revient à Falmouth le 22 avril 1969, après 312 jours de mer, premier homme à faire le tour de la planète sans toucher terre. Nul autre que lui sans doute n’aurait eu le talent et la ténacité nécessaires pour mener au bout ce bateau fatigué et prenant l’eau de toutes parts.
Le jour même de l’arrivée de Robin, Nigel Tetley recoupe sa trajectoire de l’aller au nord de l’équateur, devenant virtuellement le premier solitaire à boucler un tour du monde en multicoque. Las ! Son trimaran en contreplaqué, au bout du rouleau, se disloque et coule lors d’une ultime tempête, à seulement une petite dizaine de jours de l’arrivée. Nigel trouve refuge in-extremis dans son radeau avant d’être récupéré le lendemain par un cargo.
Et Donald Crowhurst ne reviendra jamais : alors que sa famille et toute la ville de Teignmouth lui préparent un accueil triomphal, son bateau est retrouvé vide le 10 juillet au sud-ouest des Açores. Pire encore, l’examen de ses journaux de bord montre qu’il n’a jamais passé le cap Horn et s’est livré à une ahurissante mystification.
Réalisant qu’il ne parviendrait jamais à faire le tour du monde mais n’osant avouer son échec, il a erré pendant des mois en Atlantique en envoyant de fausses positions et finit par se suicider, ne sachant comment assumer cette supercherie au retour à terre…
Dix mois de navigation, deux ans d'écriture
Bernard Moitessier, lui, a continué sa longue route vers l’est, traversant à nouveau l’océan Indien et une partie du Pacifique pour achever sa drôle de course le 21 juin 1969 à Tahiti après 303 jours de mer et près de 40 000 milles d’une seule traite. Fin de l’aventure maritime et début du projet littéraire : amarré au quai de Papeete, Bernard entreprend de rédiger le livre qu’il a promis à son éditeur pour la fin de l’année. Il mettra en fait deux ans à l’écrire ne voulant pas en faire une simple transcription du journal de bord de Joshua.
Obsédé par le sentiment d’avoir bâclé son livre précédent – Cap Horn à la voile – il cherche inlassablement la juste façon de raconter ce voyage exceptionnel, comme il l’écrira ensuite : “Dix mois de solitude sur un bateau qui cherche son chemin entre ciel et mers, c’est quasiment inexprimable dans sa vraie plénitude… C’est fait de gestes trop simples et d’émotions trop intenses pour pouvoir se transcrire dans nos pauvres mots de tous les jours”. Il y parviendra tout de même après de nombreux moments de doute, sollicitant régulièrement l’avis de son ami journaliste Jean-Michel Barrault, et sortant finalement un récit hors normes, empli de cette sagesse orientale qu’il tient de sa jeunesse en Indochine, mêlant réflexions philosophiques et techniques, s’interrogeant sur le sens du voyage et le rapport aux éléments naturels… Un texte qui va devenir le best-seller indémodable de la voile française et pour beaucoup une invitation au grand départ.
Un peu partout en France s’improvisent des chantiers où des amateurs construisent des coques en acier ou en ferro-ciment pour larguer les amarres au meilleur coût. Plusieurs dizaines d’unités du même type que Joshua sont également construites par le chantier Meta. Et plus de cinquante ans après le Golden Globe, l’héritage de La longue route reste intact : nombre de jeunes coureurs au large en parlent encore comme une lecture déterminante dans leur parcours.