Changement d’ère
Les "Roaring Sixties" de la Plaisance Française
En bon franglais, le nouveau parler qui commence à devenir à la mode à l’époque, ces dix années devraient s’appeler les «Roaring Sixties», les soixantièmes rugissants. Entre 1960 et 1970, La France de de Gaulle, Bardot et Tabarly se rue littéralement vers l’eau. Au début de la décennie, le vieux pays compte encore en majorité des ateliers artisanaux de construction de bateaux de plaisance. A la fin, il regorge d’usines et de marques nouvelles. Bientôt, on commencera à dire : «J’ai un Dufour, j’ai un Mallard, j’ai un Jeanneau». Dix ans plus tôt, ces noms étaient inconnus, les Arpège, Ecume de mer et autres Sangria inexistants, leurs chaînes de fabrication même pas virtuelles.
Le fabricant de dériveurs Lanaverre arbore fièrement sur la façade de l’usine bordelaise où il a installé sa production en série du 420 – on en compte 35 000 en 1970- le slogan : «Numéro Un français de la plaisance». En Vendée, un ancien constructeur de bateaux de pêche reconverti dans le pêche-promenade préfère la discrétion. Et pourtant, il tient… 80 % de son marché ! Il se nomme Bénéteau. La vitalité du nouveau secteur économique qu’on nomme la plaisance est proprement stupéfiante. Mieux que les sports d’hiver, elle pourrait bien incarner l’arrivée de la France dans l’ère de l’économie des loisirs et de la consommation.
Les Sixties : Liberté et Prospérité
Certains pensent qu’entre 1945 et 1975, les «Trente Glorieuses» ont changé la France plus profondément que les trois siècles qui les ont précédées. Laissons la question aux historiens. Ce qui est certain, c’est que la vraie période «glorieuse» de l’après-guerre en France fut celle des années soixante. Une décennie où l’on ose voir très grand, très loin, très court ou très différent. En mai 1960, Yvonne de Gaulle, l’épouse du Général, baptise le paquebot France lors de son lancement à Saint Nazaire. Comme un signe que la France se réconcilie avec la mer. En 1965, Courrèges ose la mini-jupe qui contamine la planète. En 1968, le pays s’offre un frisson de liberté, une esquisse de révolution sans fusils.
Le 1er janvier 1960, le «Nouveau Franc» (il vaut cent anciens francs) ouvre le bal du changement… Il symbolise la confiance, la croissance, l’avenir. La croissance ? Elle flirtera avec les 6 % tout au long de la décennie. Le mot chômage disparaît pratiquement du vocabulaire courant. En 1967, alerté par la montée du taux de sans-travail à… 1,8 %, le gouvernement créé une Agence Nationale pour l’Emploi. L’inflation connaît certes quelques poussées de fièvre, mais un jeune ministre des Finances nommé Valéry Giscard d’Estaing n’est jamais à court d’idée pour mettre en place ses plans de stabilisation. En moyenne le pouvoir d’achat fait un bond spectaculaire. En 1960, le salaire minimum se situe à 1,638 NF de l’heure, soit 284 F par mois. Les accords de Grenelle, postérieurs aux évènements de mai 1968, le dopent littéralement, à 520 F mensuels. La Régie Renault accorde la quatrième semaine de congés payés dès 1962. Elle sera généralisée en 1968. En 1953, la France compte 3 millions d’automobiles individuelles. Elle en totalisera 16 millions en 1972. Dans la même période, la production industrielle est multipliée par quatre et la population urbaine par deux.
Certes, la nouvelle génération du baby-boom se met soudain à contester la «société de consommation» de ses parents. Mais, contre tout attente après la grève générale, la poussée de fièvre de Mai 68 stimule fortement l’économie. Et la révolte des jeunes s’incarne aussi bien dans le «Jouissons sans entrave» (profitons de la vie) que dans le «Il est interdit d’interdire» qui s’affiche sur les murs de la capitale.
Création de la Fédération des Industries Nautiques
Temps libre, pouvoir d’achat et désir de liberté se combinent ainsi pour favoriser la contamination d’un loisir qui devient un mode de vie : la plaisance française va accomplir une mutation sidérante où tout arrive en même temps : big-bang de la demande, explosion de la créativité et de la création d’entreprises, multiplication des infrastructures et structuration de la profession. La demande explose littéralement tant pour les engins gonflables que pour les canots à moteur, pour les dériveurs que pour les voiliers habitables. Le IVème plan, chargé de piloter la croissance française, prévoit en 1962 que les ventes de matériel nautique tripleront dans les cinq ans. Il se révèlera bien frileux.
De nouveaux fabricants de bateaux, de mâts, de voiles, d’accastillage ou de vêtements éclosent comme par génération spontanée. Après des batailles pichrocholines, des rivalités de personnes et des affrontements quasi-philosophiques, les deux grands syndicats professionnels de la plaisance fusionnent et créent en 1964 la Fédération des Industries Nautiques. Jean-Pierre Jouët, le jeune patron du vénérable chantier qu’il a propulsé dans l’ère moderne, en sera son premier président. Il était temps : de salons nautiques rivaux en luttes d’influence politique, le jeune secteur en plein boom risquait de se saborder. Or, les nouveaux acteurs du marché ont bien d’autres «poissons à frire» comme disent les Britanniques. Ils doivent passer des premiers tâtonnements de la construction en polyester à la production en série rationnalisée.
Chez Lanaverre, par exemple, les débuts de la fabrication du 420 sont presque comiques. On commence par tremper les pièces de tissu de verre dans des bains de résine puis à les étendre sur des cordes à linge pour laisser la résine s’égoutter avant de comprendre qu’il faut procéder autrement. Très vite, ici comme ailleurs, on invente les premiers embryons de chaînes de montage en même temps qu’on constitue des réseaux de distribution.
Du dériveur roi à Tabarly
En plein boom du dériveur, surgit le phénomène Tabarly. Le jeune officier de marine écrase l’actualité de 1964 à 1969. Cinq années d’une gloire stupéfiante, depuis sa victoire dans la Transat anglaise en solitaire jusqu’à celle de la Transpacifique, en passant par la série inouïe de succès de 1967. Pour la première fois dans l’histoire nationale, un coureur au large, un marin de plaisance en somme, fait la «Une» de Paris-Match et l’ouverture du journal télévisé. Le héros reçoit la légion d’honneur des mains du général de Gaulle au Salon de la navigation de plaisance 1965. Comment s’étonner, après cela, que l’industrie nautique tricolore puisse prétendre au rôle d’acteur mondial du nautisme, à la fin de la décennie ? L’aventure du baron Marcel Bich, l’empereur du stylo à bille, dans la séculaire Coupe de l’America est bien plus qu’un symbole.
C’est le constat d’un changement d’ère radical pour le secteur de la plaisance française. On s’étonnera pourtant de découvrir que les données chiffrées du nouvel acteur économique restent encore aujourd’hui plus floues qu’un brouillard hivernal. Certaines estimations situent le chiffre d’affaires de toute la plaisance à 4,72 milliards de francs en 1960 (720 millions d’Euros) et à 7,35 milliards de francs (1,12 milliard d’Euros) dix ans plus tard. Mais ces chiffres sont à prendre avec des pincettes. D’autres, sans doute plus réalistes, mentionnent plutôt un C.A. de 1,5 Mds de francs en 1960 et de 4,0 Mds de francs en 1970. Dans l’intervalle le C.A. de la construction navale serait passé de 800 MF à 2,4 Mds de F. Les services seraient passés de 700 MF à 1,6 Mds de F. Quant au nombre d’entreprises, il semble encore plus fantaisiste, passant de 10 000 à 20 000, dont 12 000 dans la seule construction de bateaux de plaisance ! Au total, le nombre d’emplois du secteur atteindrait 50 000 en 1970…
En 1963, la Marine Marchande recense 56 000 bateaux de plaisance – (voile et moteur- dont 83 % font moins de deux tonneaux de jauge). En 1964, elle en compte déjà 87 000 et 156 000 en 1967. Un exemple, à la suite de la victoire de Tabarly dans la Transat en solitaire anglaise de 1964, les ventes de voiliers de croisière progressent de 78 %, et encore de 25 % l’année suivante. Certes, on partait de très bas. Ce sont d’abprd les dériveurs qui font et fondent la croissance du secteur : -on en compte 180 000 en 1968, et le nombre de bateaux-départs en régate passe de 20 000 à 140 000 en dix ans- mais ce boom des habitables conduit à réaliser qu’il faut construire des ports de plaisance si l’on veut continuer de vendre des bateaux de croisière à ce rythme.
Des ports de plaisance partout
Le plan constate ainsi que la flotte de plaisance croissant de 12 à 15 % l’an côté habitables, il faudrait construire 20 000 places de port en cinq ans. Le plan est encore en dessous de la réalité.
Nous parlons d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent plus imaginer. Des entrepreneurs privés n’hésitent pas un instant à construire des ports. Le mouvement commence en Méditerranée, à l’est du delta du Rhône. Paul Ricard a racheté l’île des Embiez pour en faire un lieu protégé mais néanmoins accessible. Il y crée la première vraie marina. Laquelle est mise en eau en 1963 après quatre ans de travaux. À Cannes, le promoteur Pierre Canto inaugure le port qui porte son nom en 1965. 75 % places y sont amodiées (vendues) pour une période limitée dans le temps.
Le mouvement est lancé, il ne s’arrêtera plus. Hyères, Le Lavandou, Giens, Porquerolles, Antibes, Beaulieu, Saint-Raphaël, La Napoule, La Rague se dotent de bassins équipés de pontons en dur ou flottants. En trois ans, dix mille places sont créées… A noter qu’à Port Grimaud, au fond du Golfe de Saint-Tropez un autre promoteur réalise son opération immobilière en même temps qu’il crée un port autour de celle-ci. Pendant ce temps, la mission d’aménagement de la côte du Languedoc Roussillon, imaginée autant pour aménager les kilomètres de littoral insalubre de l’ouest du Rhône que pour retenir les touristes aimantés par l’Espagne, crée à partir de 1966 sept stations balnéaires avec leur port de plaisance qui totaliseront plus de dix mille emplacements. Ainsi, rien qu’en Méditerranée, les objectifs du plan seront presque atteints. La Manche et l’Atlantique s’y mettront au cours de la décennie suivante, dans le sillage de Port Haliguen, dans la presqu’île de Quiberon, qui ouvre en 1968, première marina atlantique. Aucun doute, en termes de production -bientôt d’exportation- comme d’emplois, la plaisance française contribue à sa mesure à la croissance régionale comme nationale.
Des entreprises innovantes
Ces aménagements considérables donnent à voir au grand public, le dynamisme spectaculaire de la construction de bateaux en France. Grâce aux nouveaux matériaux, contreplaqué et polyester, mais aussi aluminium, de nouveaux acteurs, entrepreneurs audacieux, s’inventent une nouvelle vie, un nouveau métier. Ils créent de nouvelles entreprises qui innovent sans cesse, inventant un modèle industriel nouveau dont le dynamisme tranche singulièrement avec ceux des pays européens voisins. Ils se nomment Lanaverre, Morin, Amel, Édel, Leguen § Hémidy, Aubin, Bénéteau, Jeanneau, Mallard, Dufour, Kirié, Seb Marine, CNSO… Ils s’épanouissent en Vendée comme à La Rochelle, à Lyon comme à Cannes. Certes, les Jouët, Arcoa, Rocca, déjà présents sur le marché, surfent aussi cette vague géante. Mais ce sont les nouveaux venus qui dopent l’ensemble du secteur. Tous ces conquérants relèguent les artisans de la décennie précédente à la marge, à l’oubli, voire à la cessation d’activité. Ils suscitent en périphérie de leur activité -la construction de nouveaux modèles qui ne tarderont pas à former des gammes d’unités longues de six à douze mètres- l’apparition de fabricants de mâts, de voiles, d’accastillage, de matériel électronique et de distributeurs, agents exclusifs ou multimarques qui forment ainsi un véritable cluster économique nouveau. Dopé par la concurrence autant que par la compétition sportive, le secteur de la plaisance française se prépare ainsi à conquérir le monde.