Grand voyage, évasion et liberté
«On ne demande pas à une mouette apprivoisée pourquoi elle éprouve le besoin de disparaître de temps en temps vers la pleine mer…» racontait non son humour au second degré Bernard Moitessier à bord de Joshua dans son merveilleux ouvrage «La longue route».
Ce livre culte a inoculé le virus du grand large à des milliers de plaisanciers, mais aussi à plusieurs centaines de coureurs océaniques, de Titouan Lamazou à Philippe Poupon, de Jean-Luc Van den Heede à Loïck Peyron, Florence Arthaud (c’est son père Jacques qui éditait alors les ouvrages de Moitessier) ou Philippe Jeantot… Ce dernier, avant de remporter le BOC Challenge, course autour du monde en solitaire et par étapes, puis de créer le Vendée Globe, s’était construit un robuste voilier de grande croisière en acier de 13,40 mètres, afin d’arpenter le globe et découvrir le large. Jeudi 22 août 1968. L’été était passé sur la révolte de mai.
La veille, les blindés soviétiques étaient entrés à Prague en Tchécoslovaquie. A la barre de Joshua, son ketch en acier rouge – dont le nom est un hommage au prénom de Slocum, premier marin à avoir bouclé un tour du monde à la voile en solitaire entre 1895 et 1898 sur Le Spray – Bernard Moitessier prit le départ à Plymouth d’une étonnante épreuve ; le Golden Globe Challenge. L’expérimenté navigateur assez peu tourné vers la compétition, avait longuement hésité avant d’accepter l’invitation des organisateurs…
Bernard Moitessier, «gourou» de la grande croisière
Le Sunday Times offrait alors un globe en or et 5 000 livres sterling au marin qui parviendrait à effectuer le tour du monde en solitaire par les trois grands caps Bonne Espérance Leeuwin et Horn, et toucherait le premier Plymouth. Il n’y avait pas de départ groupé comme pour les autres courses.
Chacun était libre de partir d’où il voulait à condition que ce soit au-delà du 40ème degré de latitude Nord, et entre le 1er juin et le 31 octobre. Sur ce voilier rustique en acier de 12 mètres construit par le chantier Méta à Tarare dans le Rhône, alors qu’il était largement en tête du tour du monde, et avant de mettre le cap sur l’Europe, il décida de poursuivre la route pour un nouveau voyage vers la Polynésie, soit au total 38 000 milles. Le double cap Hornier qui laissait pousser ses cheveux et sa barbe, avait financé son bateau avec ses premiers droits d’auteur, l’avait même gréé avec des poteaux télégraphiques de récupération, découpé des chambres à air pour étanchéifier ses aérateurs, «chipé» à l’explorateur Paul-Émile Victor ses vêtements polaires… Il était une sorte de philosophe de la mer, un contemplatif aux airs d’ermite, de gourou et de druide. Moitessier pouvait passer des heures à la table à carte avec sa moque de café à méditer, écrire, rouler ses cigarettes en tenant le papier entre ses pieds, donner des nouvelles à terre en envoyant pellicules et lettres à l’aide d’un lance-pierre, quand il croisait un cargo.
«Partir de Plymouth pour y revenir, c’est devenu au fil des temps comme partir de nulle part pour revenir de nulle part…» se justifiait le poète navigateur.
Personne mieux que lui savait raconter la mer et la transmettre ainsi. Antoine, l’ancien chanteur aux éternelles chemises à fleurs, découvrait la voile par hasard l’été 1969 sur un dériveur de plage. Le coup de foudre fût immédiat. Fasciné, il dévorait les bouquins de Moitessier. Cinq ans plus tard, ayant décidé de mettre entre parenthèses sa carrière de chanteur pour voyager, en débutant du large, il décida de larguer les amarres sur Om, une lourde goélette de 14 mètres en acier, construite… dans le même chantier que Joshua. Durant six années et 40 000 milles, Antoine arpenta prudemment le globe, le plus souvent en solitaire, ses copains l’ayant finalement et progressivement lâché, préférant une vie terrienne plus conventionnelle. Autant avant de se «poser» en Polynésie, Moitessier affectionnait de naviguer «satellisé» au large et loin de tout, autant Antoine l’hédoniste parcourait le monde par sauts de puces, lambinant et profitant des plaisirs de l’escale.
Fort de son expérience de «tourdumondiste» confirmé, il allait faire construire un nouveau bateau, moins grand, moins lourd, plus facile à mener en solitaire. Voyage ne mesurait que 10 mètres, et était à nouveau construit chez Méta, cette fois en Strongall, un aluminium épais utilisé sur Tamata, le dernier voilier de son père spirituel. Entre films, livres et guides de voyage, Antoine allait poursuivre avec bonheur le tour du monde, cette fois sur un catamaran de 12,50 mètres, optimisant son bateau, et profitant des innovations proposées par les chantiers navals.
Des bateaux en ciment sur un treillis de cages à poules
Jérôme Poncet et Gérard Janichon, deux étudiants de seize et dix-sept ans vivant au pied des Alpes devisaient. Le premier avait fait un peu de croisière en famille. Le second n’avait jamais mis les pieds sur un bateau, mais rêvait tout haut de franchir le cap Horn en voilier. Cinq ans plus tard en 1969, les deux lascars construisirent un cotre en bois moulé – plis d’acajou et sapin. Joshua pesait 13 tonnes pour 12 mètres.
Avec ce bateau léger et sommaire dessiné par Michel Joubert, architecte génial et pluridisciplinaire, Poncet et Janichon allaient parcourir plus de 55 000 milles en presque cinq ans, défiant les pôles, respectivement par 80 et 68 degrés Nord et Sud. Si Moitessier prônait le solo, le duo rassurait les futurs « globe flotteurs ». Janichon racontant l’aventure, affirmait : «ce qui importe, ce n’est pas de réaliser des exploits, mais de se réaliser soi-même en vivant !» Comme pour Moitessier, leur livre également édité par Arthaud fit mouche, décomplexant des navigateurs rêvant de large. Les chantiers proposaient des voiliers costauds, de plus en plus faciles à mener. Les pilotes automatiques progressaient, les voiles étant de plus en plus fiables.
Marins, de mieux en mieux équipés, conçus pour naviguer à nombreux et loin, ils séduisaient… Moitessier qui était à la grande croisière ce que Tabarly était à la course au large, suscita des vocations, mais pas seulement. Après mai 68, puis la crise du pétrole en 1973, les mentalités avaient évolué. Quand certains partaient élever des chèvres dans l’Aveyron ou le Cantal, d’autres rêvaient de partir voyager en voilier. Ils n’avaient le plus souvent pas la moindre expérience, si ce n’est quelques virées estivales. Qu’importe ! Moitessier, Poncet, Janichon… l’avaient bien fait. Ce fût aussi l’arrivée de la «construction amateur», et notamment du ferrociment.
A la truelle, on fabriquait sa coque soi-même dans un jardin, au bord d’un fleuve, sur le terrain en friche d’un ami… avec du mortier déposé sur un treillis en fil de fer généralement utilisé pour mettre en œuvre les cages à poules ou à lapins. La technique de fabrication avait beau faire sourire, elle avait fait ses preuves même si les bateaux étaient excessivement lourds, et donc lents. Si certains allaient au bout de leur rêve et finissaient par mettre le cap vers les Antilles puis le Pacifique après avoir tout largué, d’autres se contentaient de vivre le large par procuration. Certaines coques n’allaient jamais toucher l’eau, abandonnées en cours de construction, puis croupir. D’autres doux rêveurs, surpris par la technicité du maniement d’un voilier, et découvrant qu’ils n’avaient en fait pas «le pied marin», s’arrêtaient aux portes des alizés dans des «ports parking» pullulant dans l’archipel des Canaries, croisant durant des décennies des nomades ayant jeté l’ancre de manière définitive.
L’épopée familiale de Thierry Lhermitte : cap sur l’Atlantique
L’acteur fétiche des «Bronzés» ou «du Père Noël est une ordure», était aussi un marin passionné ayant effectué nombre de stages, quelques courses en tant qu’équipier, consentant «se débrouiller». Il rêvait d’une grande virée en famille vers les tropiques. En 1987, le projet prit forme, et Bénéteau lui prêta un Océanis 430, croiseur dessiné par Philippe Briand un an plus tôt, et qui allait très vite devenir l’un des fleurons du chantier. Le succès était tel que ce voilier à la fois rapide et confortable, allait être produit à 430 exemplaires ! Sur ce voilier conçu pour la grande croisière et la location, Thierry Lhermitte demanda juste à installer un groupe électrogène. Avec sa femme et son fils âgé de sept ans, plus un équipier, l’équipage quitta Saint Gilles Croix de Vie, le fief des voiliers Bénéteau, direction la Méditerranée. Sa fille de 14 ans rejoindrait le bateau lors des vacances scolaires.
Thierry Lhermitte allait alors disputer la Transat des Alizés vers les Antilles, puis poursuivre au Venezuela et aux Bermudes, et ce durant 18 mois. «Je suis chef de bord et responsable à 100 % des bêtises que je fais, comme par exemple d’avoir heurté un récif coralien aux Bahamas et endommagé la quille…» avouait l’acteur. «Obligé» de rentrer en métropole pour jouer une pièce de théâtre avec Josiane Balasko, puis tourner «Les Ripoux 2», Thierry Lhermitte admit qu’il était triste que ce voyage au long cours soit terminé, concluant avec son style inimitable : «Si je n’avais pas été raisonnable, j’aurais volé l’Oceanis, et serai parti sans donner de nouvelles !» Après leur carrière, nombre de «stars» de la chanson et du sport avouaient ressentir le besoin d’une nouvelle vie, et sans véritablement d’expérience, décidaient de mettre le cap vers le large.
Ce fut le cas de Jacques Brel, qui sur son ketch Askoy II, a effectué au milieu des années 70 un demi-tour du monde d’Anvers aux Marquises ou de Renaud, qui après avoir construit une goélette de 14 mètres, s’est offert en 1982 une boucle atlantique en famille malgré un mal de mer récurrent. Le tennisman Yannick Noah rêvait de grande croisière. Sur son catamaran Wauquiez Kronos 45, il a traversé l’atlantique avant de passer plusieurs semaines de mouillages en mouillages, à la Jamaïque «au pays de Bob Marley». Le basketteur Boris Diaw, heureux propriétaire d’un Lagoon Seventy 7, a poursuivi un long tour du monde par le «chemin des écoliers.» Quarante ans plus tard, l’on va retrouver ce même besoin «d’exode», de désir de changer de mode de vie, de profiter… et ce après l’épisode Covid.
Beaucoup de jeunes couples notamment et qui adhèrent à la volonté de décroissance, achètent un bateau d’occasion, réputé, éprouvé et pas cher sur le «Bon coin», et partent au gré des vents. Créée il y a plus d’un quart de siècle, l’association Sail The World dont le site web se définit à juste titre comme celui de la grande croisière, a vite compris que cette appétence n’était pas un caprice, mais que cette communauté avait urgemment besoin d’être suivie et encadrée. Oui, on rêvait de liberté… mais avec un cadre et en sécurité. STW qui aujourd’hui est suivi par 11 000 «globe flotteurs», a du coup mis en place des formations, que ce soit dans l’entretien de son bateau et notamment du moteur, la navigation, l’aspect médical, la survie…
En outre, elle a proposé des balises de géolocalisation permettant à celles et ceux restés à terre de suivre l’escapade de leurs proches. Enfin, STW a développé l’aspect collaboratif. Leurs membres qui arpentent les marinas disséminées sur tous les continents doivent faire un retour via le forum quant à un certain nombre de critères, de l’accès aux services. Ensuite STW attribue ou pas un label «grande croisière».
Des rallyes pour primo navigants
Bien avant la création de STW, Guy Plantier, solide marin et propriétaire d’un confortable Amel, eut une idée géniale ; celle d’organiser la Transat des Alizés, une course de ralliement mais surtout un rallye vers les Antilles au départ de Méditerranée et d’Atlantique, avec une escale au Maroc ou aux Canaries. L’idée : traverser l’atlantique en flottille et à son rythme, avec obligation de porter assistance à tous les bateaux en cas de souci. Le concept séduisit, et nombre de primo navigants allait se rassurer et traverser d’Est en Ouest.
Cette transat fût un succès, bientôt suivie par la Transat des Passionnés, copie conforme de la Transat des Alizés, mais avec l’autorisation de mettre le moteur en route quand le vent était aux abonnés absents. Plus tard l’ARC (Atlantic Rally For Cruisers), allait poursuivre cette « mission » avec le même succès, mais avec de plus en plus de bateaux «chartérisés» afin de permettre à des amateurs de vivre une traversée de l’atlantique parfaitement encadrée. Durant plusieurs décennies, Alain et Claudine Caradec sur leur robuste voilier Kotik, emmenèrent au cap Horn, dans les canaux de Patagonie, en Géorgie du Sud et en Antarctique des centaines de plaisanciers avides de découvrir le grand Sud. Rien n’a jamais été trop beau pour prendre le large.