Décennie audacieuse pour le motonautisme
Consommation décomplexée dans les années 80
Les années 1970 ont montré que l’esprit contestataire n’excluait en rien l’envie de consommer et la décennie suivante renforce l’attrait d’une consommation sans complexe qui se transforme presque en injonction. Elle devient synonyme d’accomplissement personnel dans un contexte où les progrès techniques sont vécus comme des avancées profitables à tous et les questions environnementales restent encore très majoritairement éloignées des préoccupations quotidiennes.
Sur le plan économique, sur toile de fond d’instabilité monétaire depuis la fin du système de Bretton Woods en 1971 et des taux de change fixes entre devises, les industries nautiques françaises, très dépendantes des échanges internationaux, doivent de nouveau trouver les moyens de s’adapter à la conjoncture, tout en bénéficiant de l’augmentation régulière du pouvoir d’achat et du temps libre.
Dans une situation politique spécifique à la France depuis l’arrivée d’un gouvernement socialiste le 10 mai 1981, le franc fait l’objet de trois dévaluations successives, dont celle de mars 1983 qui entraîne «le tournant de la rigueur». Le plan d’augmentation des prélèvements obligatoires qui l’accompagne n’a cependant qu’un effet limité sur la croissance des ventes du secteur de la plaisance à moteur qui repart à la hausse dès 1985, favorisée par les mesures de relance de la demande.
Essor moteur : Décennie prospère
À cette époque, la vitesse reste porteuse de dynamisme et de notoriété. La compétition off-shore, en vogue sur le plan international avec ses monstres marins surpuissants, demeure un objet lointain pour le public français, aussi bien géographiquement – les courses se déroulent loin des regards – que socialement, avec des équipages souvent fortunés ayant adopté les us et coutumes de la jet-set. Beaucoup plus proche est la compétition inshore hors-bord comme les Grand Prix de Formule 1 ou les 24 Heures de Rouen, autant de spectacles accessibles depuis les rives et des vecteurs de bonne renommée. Ainsi, après une vingtaine d’années d’absence, Jeanneau revient à la course en se situant d’emblée comme seule écurie française de haut niveau, capable de battre également plusieurs records du monde.
Même si la voile reste toujours aussi chère au cœur des foules, force est de constater qu’à la fin de la décennie, soixante-dix pour cent des bateaux de plaisance en France, sont à moteur. Le pays représente le deuxième marché au monde, après les Etats-Unis et la demande ne cesse d’augmenter chaque année, corollaire de l’allongement régulier de la durée des vacances et de la progression du pouvoir d’achat. Alors que la navigation à la voile, même pour une courte virée, mobilise, de fait, du temps et des efforts, l’utilisation d’une coque à moteur apparaît toujours plus pratique, surtout avec le fractionnement croissant des congés en petites périodes, incluant les sacro-saints jours fériés et une spécialité nationale, les «ponts». Le motonautisme attire aussi des usagers de plus en plus jeunes, quarante pour cent des immatriculations de bateaux à moteur étant le fait d’actifs de 35 à 45 ans. Pour sa part, la fraction la plus âgée des adeptes, déjà détentrice de bateaux plus petits de la décennie précédente, «monte en gamme» en se tournant vers des unités plus longues, puissantes et coûteuses. Elle se recrute parmi les composantes de la population à revenus élevés, chefs d’entreprise, professions libérales, cadres supérieurs ou retraités aisés. Les statistiques montrent également une nette augmentation du nombre de propriétaires de bateaux à moteur parmi les habitants des régions côtières, de manière permanente ou parce qu’ils y possèdent une résidence secondaire. D’une manière générale, on ne largue les amarres que pour la journée, les sorties plus longues restant l’exception. L’économie d’énergie n’étant pas un facteur décisif pour nombre de plaisanciers, alors que la longueur et la puissance des unités augmentent, les constructeurs privilégient de plus en plus les versions bimoteurs, que ce soit en inboard ou en hors-bord, gage de sécurité en mer. Au moment où s’approche la fin d’une décennie record pour la plaisance française, le marché est désormais dominé par deux chantiers présents sur pratiquement tous les segments avec de nombreux modèles et un large réseau de concessionnaires : Jeanneau et Bénéteau.
Plaisance évolutive et aventure nautique
Dans la société, l’air du temps est à la prise en compte du mérite personnel, à la valorisation de la réussite matérielle et à l’adhésion aux valeurs de l’entreprise, porteuses des notions de prise de risque et de compétitivité. Le raid Paris-Dakar, lancé en 1978, et ses héros continuent à symboliser et à stimuler le développement du sport-aventure, dans une recherche de confrontation de l’homme à la nature, d’autonomie, voire de survie. La médiatisation omniprésente conforte l’envie générale de «s’éclater» à tous âges, même dans des pratiques simples et de proximité comme la randonnée. Dès 1981, le chantier Jeanneau s’attaque à des défis lointains comme le rallye africain d’endurance Niamey-Bamako dont il remporte les trois premières places, avec en tête, un certain Gérard d’Aboville.
Cependant, sur un marché aussi concurrentiel que celui du motonautisme, il ne s’agit pas d’oublier que le mot plaisir est à l’origine du terme plaisance. L’objectif des constructeurs est alors de satisfaire toutes sortes d’aspirations individuelles ou de groupe – comme la famille – parfois contradictoires, telles que «désir de vitesse» et «découverte de la nature». Ces entreprises à haut risque que sont les chantiers doivent faire preuve de capacités grandissantes d’anticipation pour multiplier les modèles qui iront à la rencontre d’une clientèle de plus en plus exigeante. L’achat d’un bateau est un acte majeur dont l’on attend de longues années voire des décennies d’usage heureux. C’est ainsi que l’on assiste, vers la fin des années 1980, à l’émergence de bateaux d’un type nouveau en complément des styles hérités des décennies précédentes. En moins d’une décennie, les termes «dinghy» et «runabout» vont disparaître. On note aussi une forte augmentation de la puissance des moteurs, en particulier des hors-bords et des diesels grâce au turbo.
Chaque type de bateau devient donc à la fois plus spécialisé dans son design et plus polyvalent dans son programme. Les influences américaines et italiennes restent importantes mais la plaisance française, forte d’un puissant marché intérieur, se distingue par son originalité sur certains segments comme la petite vedette et le pêche-promenade, ou par son interprétation réussie du style « open » à haute performance des day-cruisers de pêche sportive d’outre-Atlantique.
L’acheteur de la fin des années 1980 qui aurait délaissé les salons nautiques pendant deux ou trois ans peut encore constater que le vocabulaire d’origine américaine n’a pas définitivement envahi les catalogues ni les publications spécialisées. Cependant, au gré des stands, il se rend vite compte que le paysage motonautique a changé en très peu de temps et qu’il est en pleine mutation :
- Le pneumatique semi-rigide a la cote
Sa popularité déferlante ne fait que commencer avec une puissante percée sur le marché sportif due à ses exceptionnelles qualités de navigation rapide dans le clapot. Le français Zodiac tient bon la barre mais se voit toujours plus attaqué par les firmes italiennes, souvent à l’avant-garde en termes de design et d’innovation.
- Les coques « open » hors-bord -pêche sportive/randonnée- font oublier l’ancien dinghy
La montée en flèche de la popularité des semi-rigides a bouleversé la donne pour les constructeurs de petites unités rapides à moteur hors-bord. Les pontages ont disparu et les commandes sont groupées sur une console centrale d’où l’on pilote le plus souvent debout.
Ce dépouillement dans la recherche absolue d’efficacité est d’inspiration américaine, comme celle du White Shark de Chris-Craft. Pour coller à l’esprit du temps qui valorise l’aventure, le magazine Bateaux appelle ce nouveau type de bateau «baroudeur». Jeanneau en a très tôt mesuré le potentiel en lançant le Cap Camarat 575 au début de la décennie 1980, suivi d’une longue lignée dans les années suivantes. Vite surnommées les 4X4 des mers, ces unités se montrent très polyvalentes pour nombre d’activités, allant de la pêche à la promenade en famille, en passant par la randonnée sportive « à fond les manettes ». Sur ce segment, la concurrence est essentiellement étrangère, de 4 à 7 mètres.
- Les coques «open sport» inboard restent dans le sillage des anciens runabouts
Dans ce contexte en pleine évolution, le style open-runabout tente de s’adapter sur les plans du confort et des finitions avec des cockpits soignés et des sièges transformables en bain de soleil. Alors que la vitesse a toujours été son domaine de prédilection, le runabout «open sport», très concurrencé par les open hors-bord ou même certains day-cruiser, fait de plus en plus penser au cabriolet automobile de grand tourisme par son usage restrictif. La concurrence américaine et italienne domine ce marché en perte de vitesse en présence de marques historiques comme Jeanneau, ou Rocca – avec son Cougar de 5,50 mètres – pour défendre un programme plutôt réservé aux eaux protégées, promenade sportive, ski nautique et bronzage.
- La popularité du day-cruiser s’érode lentement
Dans cette vaste catégorie, la majorité des bateaux mesurent entre 5,50 et 8 mètres. Les coques les moins longues sont généralement transportables sur remorque et proposent les performances d’un open-runabout mais avec une cabine disposant d’un minimum d’emménagements. Les constructeurs français occupent surtout le segment des moins de 6,50 mètres. On pense au Skanes et au Capri de Jeanneau ou au Mallorca Touring de chez Cormorant. Très utilisé en Méditerranée, le day-cruiser – inboard ou hors-bord – est particulièrement adapté au beau temps avec ses espaces bain de soleil et de rangement, alors qu’en Manche ou en Atlantique, il fait face à la menace directe du pêche-promenade.
- La vedette (réellement) transportable a le vent en poupe
La clientèle demande beaucoup à cette catégorie qui offre, de fait, de nombreux avantages tout en restant relativement abordable : légèreté, habitabilité, performance, confort et bain de soleil…
Les modèles initialement les mieux placés sont à moteur hors-bord. On pense au Lynx de Rocca ou à la gamme Leader de chez Jeanneau, composée initialement de quatre modèles de 5 à 7,50 mètres, dont certains sont disponibles également en version inboard. Sur ce même segment, Bénéteau propose la série performante des Flyer au design avant-gardiste des superstructures et dont les premières carènes sont dues au champion du monde Van Der Velden. On note aussi la présence du chantier Arcoa qui a extrapolé son modèle 680 pour créer le 725, mais uniquement proposé en version inboard.
- La vedette semi-planante concilie économie et confort à vitesse constante
Conçues à l’origine pour la pêche en mer pêche sportive éloignée des côtes, ces unités conquièrent un public déterminé à marquer sa différence par son désintérêt pour la performance pure, sa recherche de confort et d’économie relative de fonctionnement.
La carène semi-planante permet d’adopter le régime moteur le mieux adapté à l’état de la mer. Malgré cette sobriété affichée, la tendance est tout de même à l’augmentation des puissances qui permettent d’atteindre des vitesses plus élevées.
On pense à la gamme des Merry Fisher de Jeanneau, d’abord destinée à la pêche au gros, puis largement étendue à d’autres programmes moins sportifs mais particulièrement à l’aise dans des mers difficiles, ainsi qu’aux incontournables Antarès de Bénéteau de deuxième génération, de 5,60 à 11,20 mètres, dont la vaste gamme traverse les catégories traditionnelles.
- Les «pêche-promenade» ne sont pas à la traîne, bien au contraire
Rustique et fonctionnel, le pêche-promenade convient à la navigation en toutes saisons. Le succès de cette spécialité très française ne se dément pas avec son style désormais solidement campé sur le marché : timonerie haute et bien abritée comme sur un chalutier, vue dégagée y compris sur l’arrière, porte coulissante donnant accès au cockpit ouvert sur toute la largeur et carène semi-planante pour affronter les mers creuses. De moins de 5 mètres à plus de 8 mètres, on y retrouve tous les chantiers situés sur la côte Atlantique, de Guy Couach à Ocqueteau ou Kirié, sans oublier Jeanneau avec ses populaires Arcachonais et Estéou. Bénéteau, dont l’Ombrine a marqué son temps dans les années 1960 et 1970, est très présent également sur ce segment avec différentes versions de l’Antares, fidèles à la motorisation inboard et à la ligne d’arbre. Chez certains constructeurs, le montage d’un hors-bord n’est plus un tabou, tandis qu’on note d’une manière générale une augmentation des puissances, compris pour les diesels.
- De nouvelles ambitions pour les vedettes de croisière et de voyage,
Devant une imposante concurrence étrangère, surtout américaine et italienne, les constructeurs français font des efforts pour s’implanter sur un marché encore restreint. Arcoa avec la 975 et surtout la 1075 dotée d’un Fly bridge, continue sur sa lancée des années précédentes, tout comme ACM, présent avec sa 1050. Mais, c’est surtout Jeanneau qui fait sensation en 1989 en lançant ses premiers yachts de la marque Prestige résolument orientée vers le haut de gamme. On citera également aussi Gibert Marine avec les Jamaïca 30 et 38.
Pour sa part, Bénéteau a étendu sa gamme Flyer à ce segment avec la Série 8 de 8,50 m et la Série 10 de 10,30 m dotée de 2 moteurs de 270 ch. ou 360 ch. essence ou diesel qui permet d’atteindre plus de 40 nœuds.
Dans la catégorie spécifique des motoryachts de voyage, Bénéteau revisite la tradition avec la série des Swift Trawler tournée vers la sécurité, l’autonomie et le grand confort, atouts indispensables pour attirer une certaine clientèle de plaisanciers au long cours, aussi avertie qu’exigeante.
Crise marine : Nouvel horizon
Une nouvelle décennie s’ouvre en 1991 dans un contexte de crise générale, avec des récessions ou des ralentissements dans de nombreux pays, sauf, peut-être, aux Etats-Unis, qui semblent sur le chemin d’une timide reprise.
Le secteur de la plaisance à moteur est, par nature, particulièrement exposé aux aléas de l’économie en produisant des biens non indispensables. Cette industrie a cependant été, jusqu’ici, relativement épargnée grâce à un rythme de croissance élevé depuis les années 1960 et ce, malgré quelques accidents de parcours.
Cette fois-ci, l’ampleur des difficultés du secteur est à l’échelle de ses entreprises qui ont, pour la plupart, atteint une taille critique dans laquelle les retournements de conjoncture sont particulièrement difficiles et parfois impossibles à absorber.
Il se prépare des fermetures et des regroupements dans un début de décennie qui va rebattre les cartes de manière durable. Se dessine un nouvel horizon pour la plaisance à moteur avec quelques constructeurs renforcés par l’épreuve et résolus à anticiper de plus en plus les attentes d’un marché à la progression instable. Avec des bateaux toujours plus performants et plus élaborés en termes de design, plus rien ne sera jamais comme avant.