La médiatisation de la plaisance

Olivier Peretie
Culture
Tandis que des millions de Français découvrent la joie d’aller sur l’eau, les exploits océaniques séduisent les grands médias et captivent un public toujours plus large

Petits bateaux, grands évènements

À l’orée de la dernière décennie du vingtième siècle, jamais la plaisance française n’a bénéficié d’une telle visibilité. Le magazine télévisé Thalassa vient d’accéder à la sacro-sainte première partie de soirée sur France 3, ses téléspectateurs se comptent en millions et ses parts de marché atteignent 10 %. En décembre, Thalassa diffuse son rendez-vous hebdomadaire en direct du Salon Nautique de Paris, qui a tout récemment quitté les voutes du CNIT à la Défense, pour s’installer dans les immenses halls de la Porte de Versailles (1989). Nouveautés, nouvelles pratiques, innovations, ports de plaisance ou écoles de voile, rien n’échappe à Georges Pernoud, le créateur du magazine en 1975, et à son équipe de journalistes.
Les grands quotidiens nationaux, tels Le Monde, Libération, Le Figaro ou les Échos profitent eux aussi du «Salon» pour donner des nouvelles de la ruée vers la l’eau. Les grands régionaux, Ouest France en tête, font de même. Entre 1990 et 2000 le nombre de bateaux immatriculés augmente de 40 %, pour dépasser le million d’unités à la veille du vingt-et-unième siècle. Motonautisme, voile légère, croisière, glisse ou kayaking, les activités nautiques attirent plus de quatre millions de pratiquants, soit environ 8 % de la population française, tous âges confondus.

Une presse spécialisée florissante

Logiquement, la presse spécialisée profite de cet engouement. Les numéros «Spécial Salon» des principaux magazines, pavés débordant de pages de publicité, réalisent des records de vente. Selon une étude réalisée par le Centre d’analyse stratégique en 2008, la presse nautique connait une croissance régulière entre 1990 et 2000, passant de 18 à 28 titres, toute périodicité et formules régionales comprises, et de 6,5 millions d’exemplaires vendus par an à 11 millions.
La concurrence entre les leaders du secteur favorise l’expansion de la diffusion. Bateaux, fondé en 1958, Neptune Yachting (issu de la fusion de Neptune Nautisme créé en 1963 et des Cahiers du Yachting apparu en 1951) et Voiles et Voiliers, créé en 1971, rivalisent d’ingéniosité pour fidéliser les passionnés. Même si elle tend à se stabiliser, la diffusion de chacun de ces trois titres a dépassé régulièrement et parfois largement les cent mille exemplaires mensuels. Et les créations de nouveaux titres ne cessent pas : Moteur Boat (plus de 40 000 exemplaires) a été lancé en 1988. Voile Magazine (même diffusion payante) en 1995. L’éphémère Au Large ne connaîtra que quelques numéros fin 1989 avant de rentrer au port. Mais les kiosques débordent de titres tels Wind (lancé en 1977), consacré à la planche à voile et à la glisse, Mer et Bateaux et Yachting Classique, dédiés aux unités de luxe, Le Chasse-Marée (N°1 en 1980), voué à la culture et à la tradition maritime comme Loisirs Nautiques (apparu en 1972), à la construction amateur…

Des exploits à la une

Apparemment, la plaisance a donc son couvert à la table de la grande actualité, en cette fin de siècle. D’autant que l’attention du grand public est sans cesse aiguillonnée par le développement spectaculaire des grands évènements nautiques. Fin 1989, Philippe Jeantot a réussi à créer le Vendée Globe Challenge, la première vraie course autour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance. Au tournant de l’ultime décennie, l’évènement aura un retentissement considérable. Et pourtant, lors de l’invention de ce qui deviendra vite le plus grand rendez-vous de la voile avec la France entière, le budget consacré à la communication aurait de quoi faire sourire aujourd’hui. Il a beau absorber la moitié du budget total de l’organisation, il ne dépasse pas 1,5 million d’Euros.
Jeantot avait pourtant compris qu’à l’ère de l’image, il lui fallait absolument intéresser les grandes chaînes de télévision. Il avait donc pensé fournir une caméra vidéo à chacun des treize audacieux engagés dans l’aventure (dont lui-même). L’organisation entendait récupérer les cassettes à chacun des points de passage obligés du parcours. Un temps, il avait été question de vendre l’exclusivité de l’évènement à une chaîne de télévision. La toute jeune Cinq était intéressée. Mais les concurrents s’y opposèrent. Une agence de communication eut alors une idée brillante, adoptée depuis par toutes les grandes courses de voile : constituer une banque d’image avant le départ, dont les contenus, accessibles à toutes les télévisions, permettraient d’illustrer sujets et interviews audio réalisés durant la course. N’oublions pas qu’à l’époque, la communication par satellite était encore balbutiante. Les marins donnaient des nouvelles du bout du monde grâce à leurs émetteurs longue distance en BLU ou à leurs postes de radio-amateur.
Le premier Vendée Globe eut un retentissement médiatique considérable. Télévisions, radios, quotidiens, magazines grand public et spécialisés, tous rivalisaient pour assurer une couverture exhaustive de l’évènement. Des marins avaient signé des exclusivités avec tel quotidien, d’autres avaient des rendez-vous hebdomadaires avec des stations de radio. Un concurrent portait même les couleurs de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur…

Les Sables d'Olonne : préparatifs avant départ du Globe Challenge, 1989, INA

Des héros médiatiques

Au vrai, ce n’était pas la première fois, loin de là, que les médias captivaient l’attention du grand public avec les exploits de ceux qui vont en mer. Dès1923, le dandy Alain Gerbault avait réalisé la première traversée de l’Atlantique en solitaire, d’est en ouest. Il lui avait fallu 101 jours pour relier Gibraltar à New York. Soit, à quelques jours près, le temps nécessaire au vainqueur du Vendée Globe pour accomplir son tour du monde soixante ans plus tard. L’Illustration, le Petit Parisien ou le Matin, trois des plus grands médias de l’époque, avaient consacré leur Une à l’exploit. Gerbault avait publié son journal de bord dans le Petit Parisien avant d’en tirer un livre édité chez Grasset.
Quarante-et-un ans plus tard, la victoire d’Éric Tabarly dans la Transat en solitaire anglaise fit non seulement la Une de France-Soir, Paris-Match ou de Neptune Nautisme, elle décrocha même les honneurs du Journal Télévisé. Ce n’était qu’un début. En 1967, la mise à l’eau et les premiers bords de la goélette Pen Duick III firent l’objet d’un grand sujet dans le 20 heures de la Première chaîne de l’ORTF (la Deuxième avait été créée en 1964), avant que la retentissante série de victoires du bateau noir ne mobilise l’ensemble des médias français.
Puis la première course autour du monde en équipage, en 1973, la terrible Transat en solitaire 1976, la première route du Rhum en 1978, avec la disparition d’Alain Colas et l’arrivée des deux premiers en 98 secondes, l’arrivée de la première Transat en Double en direct dans le 20 heures après un duel haletant et la victoire d’un trimaran baptisé VSD, l’incroyable record de l’Atlantique de Tabarly en 1980, tous ces évènements habituèrent les Français à recevoir en continu des nouvelles du large

En direct du large

Notons que les organisateurs de course avaient produit des efforts intenses pour développer la communication de leur évènement. Ainsi, en 1979, Gérard Petipas avait-il eu l’idée de doter chaque concurrent de la Transat en Double d’une balise du système satellitaire Argos, permettant de donner la position des concurrents au moins une fois par jour et donc de donner à la presse un classement aussi précis que régulier. Une grande première, à l’époque. Dans la foulée, la station Europe 1 réalisait une émission quotidienne consacrée à la course.
En 1982, lors de la transat en équipage La Rochelle-La Nouvelle Orléans, l’entreprise d’électronique Thomson parrainait la mise sur pied d’un système de communication avancé. Au cœur de Paris, une structure gonflable baptisée « Bulle Thomson » accueillait les journalistes 24 heures sur 24. Pour la première fois, un bateau concurrent, dont l’équipage était composé de journalistes de la presse écrite et radiophonique, parvenait à transmettre des images du large.
Certains regrettaient déjà la glorieuse incertitude des années de silence et de mystère. Ils ne pouvaient s’opposer à l’irrésistible progrès qui permettrait bientôt de réaliser des interviews vidéo en direct depuis le bout du monde. Mais nul doute que cette couverture médiatique intense et de plus en plus sophistiquée suscitait aussi des vocations comme des envies de naviguer.

Une décennie fantastique

De ce point de vue, la décennie 1990-2000 devait connaître une profusion exceptionnelle de raisons de capter l’intérêt du grand public. À peine le premier Vendée Globe conclu sur la victoire de Titouan Lamazou, la course en solitaire du Figaro était-elle remportée par un bateau portant les couleurs du Nouvel Observateur et la Route du Rhum 1990 s’achevait sur le triomphe de Florence Arthaud. La jeune aventurière faisait l’ouverture des Vingt Heures télévisés et la couverture de tous les grands magazines. A peine trois ans plus tard, Bruno Peyron et son équipage réussissaient à installer le Trophée Jules Verne dans l’histoire, en tournant autour du monde sans escale en moins de 80 jours. Mieux, ils parvenaient à transmettre par satellite les portraits des cinq équipiers exténués au passage du Cap Horn. En 1994, le Néozélandais Peter Blake et le Britannique Robin Knox Johnston abaissaient ce record à 74 jours avant qu’Olivier de Kersauson, inénarrable Grosse Tête sur RTL dans le civil, ne le descende à 71 jours en 1997.
Entre temps, le terrible Vendée Globe 1996-1997 avait mobilisé les médias, entre sauvetages dramatiques de trois des concurrents et disparition de l’un de ces merveilleux fous voguant.
Enfin, en 1998, la mort en mer du héros français Éric Tabarly, l’un des pères de la révolution de la plaisance, braquait à nouveau les projecteurs sur la mer, et la voile occupait à nouveau l’espace médiatique.

Un succès paradoxal

Apparemment, donc, au cours de cette décennie charnière, la plaisance, du moins dans sa dimension « exploits », avait réussi à s’installer au sommet de la pyramide des sujets médiatiques, toutes spécialités confondues. Certains soulignaient pourtant les paradoxes de ce triomphe. L’émission Thalassa demeurait seule de son espèce, quand trois grandes chaînes offraient des émissions hebdomadaires consacrées à l’automobile. Et les reportages dédiés à la plaisance s’y faisaient de plus en plus rare, son animateur jurant qu’il perdait de l’audience chaque fois qu’il tentait d’intéresser son public aux choses de la voile et du moteur. De même, de façon d’abord presque imperceptible, la presse spécialisée amorçait un déclin qui n’allait que s’accentuer au vingt-et-unième siècle.
Les explications ne manquaient pas : la crise du début de la décennie avait porté un rude coup à l’industrie de la plaisance. Quand Le Monde s’enthousiasmait pour les audaces d’un Philippe Stark en matière de design des voiliers à l’occasion du Salon Nautique 1988, le journal de référence titrait quatre ans plus tard : « Le marché de la plaisance victime de la morosité ».
En 1995, le quotidien Les Échos consacrait des pages à la reprise de Jeanneau par son grand rival Bénéteau, puis à celle de Wauquiez en 1997, tout en remarquant que ces concentrations illustraient les difficultés du secteur. Bénéteau, numéro un mondial de la construction de voiliers, s’était introduit en Bourse en 1984 et depuis, la presse économique et financière surveillait de près les péripéties de la croissance de l’entreprise, véritable baromètre économique de la plaisance.
Et puis, un phénomène nouveau était apparu : la population des plaisanciers vieillissait. En 1992, une étude menée dans le Finistère relevait que 58 % des propriétaires de bateaux avaient plus de 50 ans. Ils seraient 80 % en 2012. Les pratiques changeaient. A la sérénité des courtes balades ou des longs voyages en mer, les enfants des « babyboomers » préféraient les sensations fortes de la glisse sous toutes ses formes ou les facilités de la location à la semaine dans des destinations exotiques.
Un cycle semblait s’achever. Le vingt-et-unième siècle promettait des progrès technologiques sans pareils dans tous les domaines de la plaisance, depuis les méthodes de construction jusqu’au positionnement par satellite, en passant par les communications mobiles. Internet et les réseaux sociaux s’apprêtaient à régner. Mais, plus facile d’accès, plus spectaculaire encore dans ses évènements, la plaisance en mutation continuerait de séduire les médias et de passionner le public.

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