”Les navigateurs solitaires” de Jean Merrien

Olivier Peretie
Culture
Double page du volume de la deuxième édition (1954), avec la photo des "Quatre Vents", le cotre de Marcel Bardiaux qui figurait en couverture de la première édition.
Compilation d’historien autant que récit de marin, la saga des pionniers des grandes traversées océaniques en solitaire a conquis un large public et suscité d’innombrables vocations.

Un best seller viral

En janvier 1953 les Éditions Denoël publièrent un ouvrage sobrement intitulé : «Les Navigateurs Solitaires». Le titre figurait en capitales rouge sur la photo en noir et blanc d’un cotre au faible franc bord et aux voiles fasseyantes, progressant sous les falaises d’une montagne taillée en pain de sucre. Les curieux pouvaient reconnaître le bateau, tout comme la silhouette trapue du marin penché vers l’arrière de son cockpit. Il s’agissait de Marcel Bardiaux, photographié lors de son arrivée à Rio de Janeiro. La presse grand public avait illustré avec ce cliché les articles consacrés à son passage du Cap Horn, une première à l’époque. Et un exploit, pour un marin de fer lancé autour du monde à bord de son modeste voilier «Les Quatre Vents».

Le nom d’auteur qui figure au-dessus du titre de l’ouvrage n’est pas inconnu, à l’époque. Jean Merrien a remporté un succès d’estime avec son premier roman, publié en 1938. Plusieurs autres de ses fictions ont été remarquées, voire primées.

L’auteur a trente-trois ans, il est né en région parisienne mais il est Breton jusqu’au bout des idées. Il se nomme en réalité René de La Poix de Fréminville. S’il a pris Merrien pour pseudonyme, c’est par amour d’une petite ria du Finisterre sud qui ouvre ses bras entre Concarneau et Lorient. C’est aussi par passion de la mer, à laquelle il va consacrer une grande partie d’une foisonnante œuvre littéraire, faite de romans policiers (sous divers pseudonymes), d’historiographies et monographies, de guides côtiers comme d’ouvrages pédagogiques.

Couverture de la deuxième édition réunie en un seul volume, 1957

Un annuaire de l’impossible

Doté d’une forte personnalité, d’une solide culture et d’un vrai talent d’écriture, Jean Merrien a beaucoup navigué. Il n’a jamais traversé les océans. En revanche, il s’est pris de passion pour les «oiseaux du large», comme les appelait Bernard Moitessier. Ces premiers solitaires de la haute mer étaient audacieux toujours, téméraires souvent, insensés parfois. Le plus souvent riches d’un dénuement extrême, ces hommes et ces quelques femmes ont osé sillonner seuls toutes les mers du monde depuis la deuxième moitié du XIXème siècle.

En enquêteur minutieux, Merrien ne devait pas tarder à découvrir que ces fous voguant étaient bien plus nombreux qu’il ne l’avait d’emblée imaginé. C’est pourquoi, dès l’année suivant la parution de son livre, il ajouta un deuxième tome au titre évocateur : «Aux limites du possible». Ces récits d’aventure vécues connurent un succès tel que Denoël décida de les rééditer en 1957, en un volume unique intitulé comme il se doit «Les Navigateurs Solitaires».

Consécration suprême, le Livre de Poche devait à son tour publier l’ouvrage dans les années soixante en version bon marché. Ce qui ne manque pas de surprendre pour une compilation de récits maritimes. Mais il s’agit d’abord d’une entreprise de vulgarisation qui passe en revue une collection d’exploits inimaginables, une sorte d’annuaire de l’impossible.

Couverture du deuxième tome de la première édition (1954) : "Aux limites du possible"

Folies et faiblesses

Merrien sait à merveille se mettre à portée d’un lecteur non initié. Tout en ne se gênant pas pour formuler des appréciations à l’emporte-pièce et juger, voire jauger, les folies ou faiblesses des personnages hors normes qui le fascinent. Point de panégyrique ici, donc, ni d’hagiographie dans ses pages. Mais des remarques de marin aussi bien que d’historien.

Ainsi déteste-t-il les imprécisions qui éveillent aussitôt des doutes. A propos de Bardiaux, par exemple -ce qui lui vaudra quelques remarques acerbes de la part de l’intéressé- il écrit dans le tome II de la première édition : «On sait (…) qu’il est allé au cap Horn en plein hiver. Prouesse presque unique, à peine croyable. Le premier récit qu’il en avait donné n’était pas très clair.» Suit un paragraphe de vérifications, qui finit par admettre que l’homme est non seulement «allé», mais a bien franchi le terrible cap, et se conclut par ces mots : «(…) La chose est encore plus admirable.»

Cela n’est encore rien à côté de ses commentaires, remarques, moqueries et critiques envers Alain Gerbault. Bien avant Moitessier ou Tabarly, ce polytechnicien, champion de tennis et crack de bridge, restait pour le grand public LE solitaire français. Le premier qui, en 1923, avait osé traverser l’Atlantique, seul et sans escale, depuis Gibraltar jusqu’à New York, avant de continuer son voyage autour du monde.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Merrien n’est pas tendre avec le héros. Il ne lui passe ni les exagérations, grandiloquences ou approximations de ses récits, ni l’impréparation de son bateau, le célèbre Fire Crest. Encore moins les cafouillages, erreurs et maladresses de celui qui n’était pas -encore- un grand marin. Pas même un marin tout court, aux yeux de l’impitoyable censeur. Qui lui reconnaît néanmoins le mérite d’avoir su captiver le grand public et donner des envies de grands voyages aux navigateurs de plaisance.

Reste que le livre de Merrien a enflammé l’imaginations de ses lecteurs, avertis ou non, et suscité bien des vocations dans les années qui suivirent, dix ans avant que la victoire de Tabarly dans la Transat anglaise ne tourne l’attention de la France vers la mer. C’est que son «documentaire écrit» se lit comme un roman, avec cette particularité qu’ici, la réalité dépasse constamment la fiction.

Une compilation restructurée

Cela aurait pu commencer avec l’histoire d’un certain JM Crenson, que Merrien présente comme le premier solitaire «certain». Lequel rallia San Francisco depuis New Bedford, près de Boston, à bord du cotre de 12,30 m Tocca. C’était en 1849 et les précisions manquent sur le voyage de ce pionnier. Aussi Merrien le cite-t-il simplement en premier dans la «Liste (mise à jour) des navigateurs de plaisance ayant effectué, seuls ou à deux, de grandes traversées certaines» telle qu’elle figure en fin du deuxième tome de la première édition. Cette liste court sur pas moins de seize pages !

En réalité, pour simplifier son entreprise et sans doute lui donner plus de rigueur, Merrien structura différemment son ouvrage lors de la réédition en un seul volume. Après une passionnante introduction (hélas moins riche que celle de la première version), le livre fut divisé en cinq grandes parties : 1/ Premières traversées de l’Atlantique en partant d’Amérique. 2/ Traversées de l’Atlantique en partant d’Europe et traversées au moteur. 3/ Le Pacifique. 4/ L’océan Indien. 5/ Les circumnavigateurs : Slocum le pionnier, Pidgeon, Drake, Alain Gerbault, Miles, Erling Tambs et sa famille, le Commandant Bernicot, Vito Dumas, J.Y. Le Toumelin, Murnan, Petersen, Jean Gau, Bardiaux, Hans Zitt, J.E. Schultz. Conclusion.

En comparaison, «Aux Limites du Possible», paru trois ans plus tôt était fort différemment organisé. Après un captivant préambule consacré à «La peur, la faiblesse, l’ennui» -façon d’initier le lecteur aux tortures de la navigation en solitaire-, une première partie est consacrée à «La Pléiade française» dans laquelle on retrouve les circumnavigateurs Jean Gau et Marcel Bardiaux, et l’étonnant Bernard Moitessier, auteur à l’époque d’une homérique traversée de l’océan Indien. Suivent des Britanniques dont Ann Davison, la seule femme de son temps à avoir traversé un océan en solitaire.

Une deuxième partie intitulée «Les Malgré tout» permet à l’auteur de passer en revue les voyages ahurissants de trompe-la-mort nommés Gilboy, Schultz, Romer ou Vito Dumas, tous ascètes du large, auteurs d’exploits proprement stupéfiants, compte tenu des moyens et des bateaux dont ils disposaient. Une troisième partie titrée «Navigateurs solitaires malgré eux, les naufragés», expose essentiellement des récits de survie et se clôt sur l’exploit d’Alain Bombard, parti traverser l’Atlantique à bord d’un canot gonflable, équipé d’une voile sommaire, mais dépourvu de la moindre réserve d’eau et de nourriture !

Double page du deuxième tome de la première édition (1954) avec les photos de Lehg II, le bateau avec lequel Vito Dumas accomplit le premier tour du monde par les Quarantièmes Rugissants.

Dans le sillage des géants

À vrai dire, il semble bien que les pionniers des traversées océaniques aient été à peine mieux lotis que Bombard. Que l’on songe à Alfred Johnson, le premier qui osa franchir l’Atlantique sans autre équipage que lui-même. Il s’élança de Gloucester dans le Massachussetts, à bord d’un doris de pêche à la morue. Ces embarcations ouvertes s’empilaient sur le pont des grandes goélettes. Comme elles étaient conçues pour ne jamais perdre de vue leur navire mère, elles n’étaient ni pontées ni lestées. On les propulsait à l’aviron. Qu’à cela ne tienne, Johnson fabriqua un faux pont avec quelques planches, chargea des gueuses de fer en guise de lest et fixa un mât de fortune pour supporter ses voiles. Et avec ce bien nommé «frêle esquif» de cinq mètres de long, il fut le premier à réduire l’Atlantique aux dimensions d’un bras de mer à portée d’un homme seul. Il ne lui suffit pour cela que de 46 jours. C’était en 1876.

Johnson fit des émules, au moins aussi optimistes que lui. L’un traversa avec une plate de rivière, l’autre à bord d’un «mouille-cul» de 4,50 m. Un autre encore, l’indestructible Howard Blackburn, écrivit une magnifique épopée de 38 jours. Ce n’était pas tant la durée de la traversée qui était remarquable, mais le fait que l’homme n’avait que des moignons au bout des bras. Les doigts ce pêcheur des Grands Bancs avaient gelé au cours d’une tempête hivernale.

Ainsi entré dans cet univers où l’impossible constitue le quotidien et le miraculeux la routine, le lecteur de Merrien est prêt à découvrir les exploits d’un Gilboy ou d’un Rebell à travers l’immense Pacifique. Le premier, démuni de vivres, d’eau et d’instruments de navigation à bord de son minuscule engin de six mètres sur deux, fut recueilli, totalement épuisé, à 420 milles seulement du but australien, après une traversée de 6 500 milles et 164 jours depuis San Francisco. On le priva donc de la gloire qu’aurait dû lui rapporter une «vraie» transpacifique. C’était en 1882. Quatre ans plus tard, le deuxième, coincé sans un sou en Australie, voulait rallier la Californie. Il trouva une coque de dériveur de cinq mètres de long, y ajouta une fausse quille, une vague toile de tente et un mât bricolé. Puis il fabriqua ses instruments de précision dans des matériaux de rebut. Jusqu’au sextant, indispensable pour faire le point. Faut-il préciser qu’ignorant à peu près tout de la navigation à voile, il embarqua quelques manuels usagés et apprit le reste sur le tas ? S’il avait su qu’il devait lutter contre l’alizé pendant des semaines, aurait-il renoncé ? Sûrement pas !
Viennent ensuite les circumnavigateurs, tels l’admirable capitaine Joshua Slocum, le pionnier, qui réalisa la première grande boucle en solitaire et franchit le redoutable détroit de Magellan en 1896. Ou l’indestructible Argentin Vito Dumas, qui le premier, osa effectuer son tour du monde dans les tempêtes infernales des Quarantièmes Rugissants. Et cela en pleine Deuxième guerre mondiale, en dépit des difficultés et privations en tous genres.

Dans les années soixante en France, tout aventurier désirant gagner ses galons de navigateur devait avoir lu ces trois indispensables : Le «Cours de navigation des Glénans» ; «Navigation par gros temps», l’extraordinaire collection de récits de tempêtes de l’Anglais Adlard Coles ; et « Les Navigateurs Solitaires » de Jean Merrien.
Bien qu’elle témoigne d’une tout autre époque, la bible de Merrien fourmille d’informations encore très précieuses aujourd’hui. Toutes demeurent parfaitement inspirantes pour qui ose s’aventurer sur les océans, dans le sillage des géants.

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