Architecture : La nouvelle vague
Voiliers Iconiques et Architectes
Sangria, Écume de mer, Flush Poker, Gin Fizz, Kelt 6,20 m, Surprise, First 22, Jouët 680, First 35… Ces voiliers iconiques ont en commun leurs succès commerciaux et le fait de porter la signature de l’un des quatre architectes qui vont contribuer dès le début de cette décennie au rayonnement international de l’industrie nautique française : Philippe Harlé, Jean-Marie Finot, Michel Joubert et Jean Berret.
Ils arrivent sur un marché en pleine mutation : à l’ombre du mythique Corsaire de Jean-Jacques Herbulot dont la conception commence à dater – 1953 – le choix reste encore limité en matière de séries habitables dans la deuxième moitié des années soixante. À côté de Michel Dufour qui a pris une longueur d’avance avec l’Arpège et dont la réputation s’étend maintenant au delà de nos frontières, l’offre fait encore la part belle à des voiliers au style traditionnel et aux architectes étrangers.
Le chantier Jouët, référence au début de la décennie – et qui va bientôt se fondre dans le groupe Yachting France – peine à trouver un second souffle après le succès de son Golif. Et d’autres futurs grands noms de la voile, à l’image de Jeanneau, tâtonnent encore à la recherche du plan idéal pour développer leurs gammes dans un secteur où la demande ne cesse d’augmenter.
Des Glénans à la grande série
Le Salon Nautique de janvier 1970 marque un tournant avec la présentation simultanée des deux figures de proue de la nouvelle vague : posés à quelques pas l’un de l’autre au niveau 3 du CNIT, Écume de mer et Sangria se distinguent par l’association d’un style sportif, propre à séduire les régatiers, et d’une approche résolument fonctionnelle pour faciliter la vie à bord. Ils se démarquent aussi de leurs concurrents par des volumes plus généreux, mesurant respectivement 2,65 m et 2,70 m de large.
Philippe Harlé : L’innovateur
L’architecte du Sangria, Philippe Harlé, bénéficie déjà d’une belle notoriété, ayant signé auparavant quelques bateaux remarqués. Né en 1931 à Mont-Saint-Aignan, dans la banlieue de Rouen, il a commencé son parcours nautique en régatant sur la Seine à la barre d’un Caneton en compagnie d’une petite bande de mordus – dont les frères Alain et Didier Maupas – qui fondera plus tard le GCL (Groupe des Croiseurs Légers).
Élève brillant, Philippe est admis à l’École Supérieure de Physique et de Chimie et se destine à une carrière d’ingénieur… avant de bifurquer vers la mer au début des années cinquante, conquis par ses premiers stages aux Glénans. Devenu moniteur, puis permanent au CNG, en charge des questions techniques, il rédige la première édition du fameux Cours de navigation des Glénans et supervise entre 1961 et 1962 la construction à Concarneau du plan Illingworth Glénan, le tout premier grand bateau de l’association. Dans les mois qui suivent, il dessine son premier voilier habitable – Naïade V, un dériveur lesté de 9,45 m – pour le granvillais Louis Blouet, puis fait construire le révolutionnaire Muscadet par Paul et André Aubin dans leur tout nouveau chantier de Rezé, près de Nantes.
Ses détracteurs ont beau ironiser sur son allure de “caisse à savon”, les performances de ce croiseur économique en contreplaqué emportent l’adhésion et les carnets de commande se remplissent vite : Aubin va dès lors construire une cinquantaine de Muscadet chaque année. La sortie en 1965 de l’Armagnac – dans le même esprit, mais avec 1,60 m et beaucoup de volume en plus – confirme l’intérêt des pratiquants pour cette voie originale, renonçant aux canons de l’esthétique traditionnelle pour privilégier les aspects pratiques.
Séduit par ces idées neuves, Olivier Gibert, alors directeur commercial du chantier Jeanneau parvient à convaincre Henri Jeanneau de faire confiance à Philippe Harlé pour le nouveau croiseur de la marque. L’architecte sait alors mettre de l’eau dans son vin – dans tous les sens du terme – choisissant de tempérer sa radicalité légendaire pour concevoir un bateau au design et au programme capables de plaire à tous les publics… et acceptant de renoncer aux appellations de spiritueux pour lui donner le nom d’une boisson légère et festive. Le Sangria est aussitôt un succès et se vendra à plus de 2500 exemplaires en un peu plus de dix ans. Toutes séries confondues, ce sont plus de 7000 bateaux sur plans Harlé qui seront produits par Jeanneau, dont l’Aquila (1976) et le Fantasia (1981). Sans parler des bateaux à succès conçus pour d’autres chantiers, à l’exemple du Shériff (Yachting France, 1969), du Romanée (Pouvreau, 1973), ou encore du Kelt 6,20 m, qui sera en 1974 le premier modèle du tout jeune chantier créé par Gilles Le Baud.
Jean-Marie Finot : Pionnier de l'informatique
À l’inverse de Philippe Harlé, Jean-Marie Finot est encore quasiment inconnu quand le chantier Mallard expose au CNIT le premier exemplaire de l’Écume de mer. En revanche le nom de son bateau parle déjà aux régatiers : le prototype – construit deux ans plus tôt en alliage léger avec une coque à bouchains vifs – a eu l’occasion de montrer son potentiel de vitesse lors des Quarter Ton Cup 1968 et 1969 à Breskens. À vrai dire, le projet initial de ce jeune architecte DPLG, né à Épinal en 1941, passé lui aussi par les Glénans (et même par le cabinet Harlé où il a travaillé comme stagiaire), était bien différent.
D’abord conçu comme un croiseur minimaliste de 7 m en dériveur intégral pour son usage personnel, l’Écume s’est transformé en quillard avec près d’un mètre de plus quand le constructeur hollandais Walter Huysman a proposé à Jean-Marie de lui construire le prototype à un prix défiant toute concurrence moyennant sa participation à la Quarter…
Sur la foi des bons résultats, André Costa, journaliste aux Cahiers du Yachting, met en contact l’architecte avec le constructeur rochelais Roger Mallard et tout s’enchaîne en quelques mois : fabrication des moules à l’automne 1969, premiers essais en décembre et présentation parisienne en janvier… Quelques mois plus tard sort chez Jeanneau le Folie Douce, projet né d’une collaboration entre Finot et Harlé.
Le Groupe Finot naît presque simultanément, avec comme premiers collaborateurs Laurent Cordelle, Gilles Ollier et Philippe Salles. Et les projets se multiplient en un temps record : gamme complète chez Mallard, Brise de mer en alliage léger chez Leguen-Hémidy, commandes de bateaux en Italie (chez Comar) ou au Japon (New Japan Yacht Sail), prototypes gagnants en course IOR, énorme succès du Rêve d’Antilles, voilier de voyage pensé pour la construction amateur, sortie de l’étonnant Aloa 29… Le chantier Bénéteau, qui veut développer une gamme complète de First, va lui confier le dessin des First 18 et 22, deux modèles novateurs, dotés d’une quille pivotante et profitant d’une ergonomie inconnue jusque là sur de petits habitables.
Mais l’apport de cet architecte ne se limite pas à la liste impressionnante de ses créations (dont certaines seront produites à des milliers d’exemplaires). Jean-Marie Finot a fait faire un pas de géant au nautisme en étant le premier architecte naval français à voir l’intérêt de la CAO : dès le début des années soixante-dix il investit dans l’informatique et développe des programmes qui lui permettent de tester toutes sortes d’options pour les carènes de ses bateaux.
Il bouscule en même temps certaines idées reçues, montrant qu’une coque volumineuse peut être performante au près et rester équilibrée à la gîte à condition de bien anticiper le décalage de l’axe de carène. Son travail va contribuer à imposer de nouveaux standards, en croisière comme en course, avec notamment ses fameux monocoques de 60 pieds, larges et légers, vainqueurs de quatre Vendée Globe consécutifs. Il innove aussi dans le domaine de l’ergonomie, imagine le premier carré arrière (sur le Yamaha 29, en 1973) et lance la vogue de la plate-forme de baignade (pour le Comet 13, au tout début des années quatre-vingt) qui deviendra vite incontournable sur les croiseurs de série.
Michel Joubert et Jean Berret
Michel Joubert et Jean Berret, les deux autres figures marquantes de cette décennie, n’échappent pas à la règle de l’époque qui veut que la réputation d’un architecte se forge d’abord sur ses résultats en compétition. Tous deux ont fait leurs premières armes en dessinant des prototypes pour la Quarter Ton Cup à partir de la fin des années soixante. Ils sont nés l’un et l’autre en région parisienne – respectivement en 1944 et 1946 – et ont appris la voile sur la Seine et la Marne, mais leurs trajectoires diffèrent sensiblement. Fils du célèbre illustrateur jeunesse Pierre Joubert, Michel est d’abord mécanicien dans la Marine marchande avant de dessiner et construire en 1968 son premier bateau, Arès, un quarter avec lequel il gagne la Semaine de La Rochelle. Il passera ensuite une dizaine d’années à poursuivre la consécration internationale – en compagnie de Bernard Nivelt, devenu son associé en 1975 – et s’offrira enfin sa première grande victoire lors de la Half Ton Cup 1980 avec Ar Bigouden.
Entretemps, il a conçu – en 1974 – les grandes goélettes à dérive de Jérôme Poncet et Gérard Janichon (l’équipage du fameux Damien) et du chanteur Antoine. Et sa démarche originale séduit les responsables des chantiers Gibert et Jeanneau qui lui ouvrent la voie de la grande série avec le Flush Poker et le Poker en 1972, puis le Gin Fizz en 1975, premier voilier en polyester à être plébiscité par les amateurs de grande croisière. Suivent de nombreux succès, dont le Surprise – construit à partir de 1976 chez Archambault – le modèle qui va lancer en France la grande vogue des day-boats sportifs.
L’autre coup de génie du duo d’architectes se situe au tout début des années quatre-vingt, quand Michel s’inspire des multicoques hawaïens pour dessiner le grand Charente Maritime qui va bousculer le monde de la course au large en dominant toutes les épreuves du moment… et servira de tremplin au succès du catamaran de croisière Louisiane, symbole d’une “french touch” qui va démoder d’un seul coup les multicoques anglo-saxons et stimuler ce marché.
Le souci du détail
Jean Berret s’est pour sa part d’abord initié aux métiers du bois avant de suivre les formations de l’École Boulle et des Arts-Déco. Il travaille un temps dans la décoration avant de s’occuper du bureau d’études du chantier Quéré-Paillard à La Rochelle et gardera tout au long de son parcours d’architecte une attention particulière aux matériaux et au détail du moindre élément de chaque bateau. Pour lui aussi, le début de parcours est indissociable de la course IOR : il se fait un nom grâce aux bons résultats de son quarter Beneze, en 1975, et s’offre un premier succès avec le prototype Jaunac lors de la Mini Ton Cup 1977.
Sollicité pour de nombreux prototypes de toutes tailles, il accumule les places d’honneur mais devra attendre 1981 pour voir un de ses plans s’imposer dans la Half Ton Cup, avec le First Evolution King One, barré par l’illustre Paul Elvstrøm. Côté série, il renouvelle à partir de 1978 le concept du petit dériveur intégral avec la gamme des Jouët 550, 600 et 680, tous munis de dérives sabres efficaces. En 1979, à la demande du chantier Bénéteau, il signe le First 35, premier maillon d’une longue et fructueuse collaboration avec le constructeur vendéen. Et bateau essentiel à plus d’un titre : en s’inspirant des lignes de son très performant 3/4 tonner Oesophage Boogie, Jean Berret montre qu’il est possible d’associer le potentiel de vitesse d’un voilier de course avec la capacité d’accueil d’un croiseur confortable. En témoigne notamment la présence de deux spacieuses cabines arrière, configuration que le First 35 est l’un des tous premiers modèles à proposer en série.
Symbole de l’effervescence qui agite alors les industries nautiques françaises, c’est à peu près au même moment qu’apparaît chez Jeanneau, le Symphonie, bateau signé par un tout jeune architecte nommé Philippe Briand qui sera l’un des grands animateurs de la décennie suivante…