Croissance et maturation

Olivier Peretie
Économie
First 25
Le paradoxe de la décennie précédente se confirme : les voiliers français ont beau faire l’actualité, incarner dynamisme, croissance et innovation, ils ont beau permettre à leurs constructeurs de prendre une place majeure sur le marché mondial, à l’intérieur de l’hexagone canots et vedettes à moteur demeurent largement majoritaires en ventes comme en immatriculations

Elle aurait dû marquer l’histoire, constituer une référence, un symbole d’excellence. Elle est devenue un exemple de déconvenue imprévisible. En ce début des années 80, une entreprise française domine le marché de la voile légère : Bic Marine (ex-Dufour) inonde le monde de centaines de milliers de planches à voile. L’entreprise a des ailes. Elle rachète son concurrent allemand Windglider et remporte, grâce à cette marque prestigieuse, une sélection enviée. Aux Jeux de Los Angeles en 1984, la Windglider devient la première planche olympique de l’histoire. Au grand dam de l’Américain Windsurfer, inventeur de l’objet. 

Une décennie de conquête semble s’ouvrir devant les flotteurs français. Las, dès 1983 le marché amorce un retournement brutal. En quelques mois, la mode passe. La ruée vers le wishbone cesse. Certes, on comptera encore plus de trois millions de pratiquants à la mi-décennie. Mais le grand public s’est équipé. Il cesse d’acheter. Les athlètes professionnels et autres acrobates des vagues continuent d’épater la galerie, des records de vitesse tombent, des championnats et régates produisent des luttes acharnées. Mais le loisir de masse commence à lasser, la production de grande série change de cadence. Bientôt, elle s’arrête. La planche a tué le dériveur. Elle prend l’eau à son tour.

Triomphe de la finance et tournant de la rigueur

Il fallait donc avoir les nerfs solides lorsqu’on tenait la barre d’une entreprise française du nautisme à cette époque. Les années quatre-vingt devaient consacrer une décennie de «libération» de l’économie, dix années d’argent roi et de finance triomphante. Entre retombées du deuxième choc pétrolier, changement de paradigme mondial, fin de l’économie dirigée sous l’impulsion du duo Reagan-Thatcher, entre perturbations monétaires, économiques et sociales consécutives à l’arrivée de la gauche française au pouvoir en 1981, entre crise boursière de 1987, effondrement de l’Union soviétique deux ans plus tard et prémisses de la Guerre du Golfe, tout chef d’entreprise se retrouvait embarqué malgré lui dans un parcours de montagnes russes alternant déceptions et euphories commerciales.

À peine François Mitterrand franchit-il les grilles de l’Élysée que le franc tombe à son cours plancher. A la Bourse, les valeurs françaises perdent 20 %. La gauche au pouvoir multiplie les réformes sociales : semaine de 39 heures, cinquième semaine de congés payés, retraite à 60 ans. Puis elle applique un programme économique radical, avec la nationalisation de cinq grands groupes industriels, de 36 banques et de deux compagnies financières.  Elle institue l’impôt sur les grandes fortunes. La France rame à contre-courant du reste du monde où déferlent privatisations et ouverture à la concurrence. Les capitaux fuient l’hexagone, le franc est dévalué à deux reprises. En 1983, après une rude bataille intestine, le «tournant de la rigueur» est institué. Mais c’est toute l’économie française qui tangue. Le nombre de chômeurs atteint puis dépasse les deux millions. Étonnamment, le nautisme traverse ces eaux agitées sans naufrage majeur.

Croissance de la production et des exportations

Durant les dix années 1980-1990, les courbes continuent d’indiquer une croissance marquée de la production et du parc de bateaux français, à voile ou à moteur. Côté construction, le chiffre d’affaires croît de 70 % entre 1980 et 1990, passant de 228,7 millions d’Euros* à 423,9 M€. Le nombre de salariés n’augmentant que de 11 %… seulement (6274), il faut y voir l’indice d’une spectaculaire envolée des prix (l’inflation atteint 13 % en 1981 avant de retomber à 3 % à partir de 1986) plus que des marges. Les exportations, quant à elles dépassent les 50 % de la production en 1985 et poursuivent leur croissance continue. 

Ces chiffres masquent pourtant une récession survenue dès 1981, accusée en 1982, atténuée l’année suivante. En 1982, pour la première fois, le secteur de la construction de bateaux de plaisance affiche une baisse de son chiffre d’affaires. L’augmentation de la TVA comme du droit annuel de francisation n’aide pas. Pourtant, après ce creux marqué, la vague expansionniste reprend après 1985, avec une croissance continue de plus de 10 % en moyenne.

Côté immatriculations des voiliers, la baisse est sensible de 1981 à 1985 par rapport à la période 1976-1980 : 24 326 -dont le tiers de moins de six mètres- contre 38 793 -dont près de la moitié de moins de six mètres. Côté moteur, la tendance est bien moins nette : 88 339 bateaux immatriculés entre 1981 et 1985 -dont 79 436 de moins de six mètres- contre 96 196 entre 1976 et 1980 – 88089 moins de six mètres.

Quatre fois plus de bateaux à moteur

On voit là que la production de canots et vedettes est près de quatre fois plus importante que celle des sloops ou des ketchs. Même s’il ne fait de doute pour personne que la voile incarne et tire le nautisme français, les deux grands rivaux de la construction de voiliers – les Vendéens Bénéteau et Jeanneau- ont bien compris qu’il aurait été fou de négliger un tel marché de masse. Ils se gardent donc de négliger l’hélice, bien au contraire. En remportant les six heures de Paris 1980, Bénéteau créée la surprise au sein d’un milieu qui ne l’avait pas vu venir. Forte de cette légitimité nouvelle, la firme de Saint-Gilles Croix-de-Vie lance des gammes de vedettes appelées à remplacer les pêche-promenade auprès de ses clients que la voile intimide. Jeanneau réplique aussitôt avec des victoires dans le raid Niger et des exploits en F1 et F3000, grâce à ses catamarans en carbone-kevlar. Les deux chantiers multiplient les modèles en concurrence frontale. Mais ils savent que ce n’est pas dans le moteur qu’ils réaliseront leurs marges les plus intéressantes : la France ne produit plus de hors-bords et ne compte qu’un seul fabricant de Diésels marins : Renault Couach. Or, le groupe propulseur d’un bateau représente à lui seul plus de 55 % de son prix, plus encore dans les petites tailles, très largement majoritaires.

Deux poids lourds de la voile

Telle est sans doute la raison principale pour laquelle la concurrence la plus visible entre les deux nouveaux poids lourds de la plaisance -70 % de la production nationale à eux deux- s’aiguise dans la voile. Bénéteau comme Jeanneau produisent des nouveautés de grande série à une cadence spectaculaire. Ils ne cessent de monter en gamme comme en taille. Là où le cœur du marché se situait autour de huit-neuf mètres au tout début de la décennie, la barre des dix mètres est vite franchie, accompagnant la demande de la clientèle pour des voiliers plus grands, plus rapides et plus confortables.

Dans les années 80, les usines Bénéteau produisent simultanément et par centaines d’unités plus de dix modèles de voiliers longs de 5,50 m à 14 mètres. Le First 25, par exemple, dépasse les onze-cents unités. L’entreprise construit parallèlement des semi-prototypes pour les courses en équipage qui opèrent de véritable razzia dans les «Ton Cups», les championnats du monde des voiliers habitables de huit à douze mètres. En 1982, elle lance un monotype de course de huit mètres -le First Class 8- avec un succès tel (trois-cents exemplaires vendus en moins de deux ans) qu’il sera vite suivi par un Class 10 et un Class 12. En 1988, elle ose bousculer les codes en s’attachant les talents de designers en vogue, tels Philippe Starck puis Pininfarina.

Aucun doute, Bénéteau a acquis en quelques années un savoir-faire remarquable dans la production en très grande série. En 1983, sa présidente Annette Roux est élue «Femme d’affaire de l’année». L’année suivante, l’entreprise entre en Bourse, tout comme le fabricant de canots pneumatiques Zodiac, sorti de sa mauvaise passe. Et, en 1985, alors que son chiffre d’affaires a augmenté de 21 % et son résultat de 138 %, Bénéteau annonce la construction d’une usine à Marion, aux États-Unis. Quelle autre entreprise française peut en dire autant ?

First Class 10
First Class 12 ©Gérard Beauvais

Mais, de son côté, Jeanneau ne reste pas inerte, loin de là. Lui aussi multiplie les modèles de voiliers de croisière -les Sun- qui tous sont des réussites. Le Sun Rise de dix mètres dépasse les 1600 exemplaires, le Sun Fizz de onze mètres se vend à plus de 1300 unités. Pour répondre au Class 8, le chantier des Herbiers lance le Fun, légèrement plus petit, mais clairement destiné à attirer, lui aussi, écoles de régate et futurs coureurs au large. 

Dès 1982, surfant sur l’engouement que créée chaque nouvelle épreuve au large -autour du monde ou à travers l’Atlantique, on dispute désormais une à deux grandes traversées océaniques chaque année- l’entreprise des Herbiers monte un chantier hi-tech baptisé Jeanneau Techniques Avancées. L’atelier construit les grands prototypes à plusieurs coques qui règnent sur les vagues et sur les ondes. Le grand catamaran Fleury-Michon de Philippe Poupon touche l’eau en 1986, suivi d’une mini-série de trimarans de 18 mètres, des nouveaux catamarans de douze mètres de la classe des Formule 40 et du trimaran Groupe Pierre 1er de Florence Arthaud, vainqueur de la Route du Rhum 1990… Parallèlement, elle fournit trois monotypes successifs au Tour de France à la Voile.

Sun Fizz
Sun Rise ©Gérard Beauvais

Une crise masquée

La rivalité des deux Vendéens les hisse au premier rang européen. Elle tire tout le secteur du nautisme, sans masquer la crise larvée qui le ronge tout au long de la décennie. Au Grand Pavois de La Rochelle 1982, le prestigieux chantier Wauquiez s’annonce en grande difficulté. L’année suivante, le jeune et dynamique Kelt Marine est en redressement judiciaire. Il cessera son activité en 1986. Un an auparavant, Yachting France, en dépôt de bilan, avait été repris par la marque de vêtement de sport Lacoste. En cette même année 1986, Dufour est vendu à un équipementier auto qui s’en séparera moins de deux ans plus tard. En 1987, c’est au tour du constructeur d’excellents voiliers en aluminium Pouvreau de déposer son bilan. 

Sous capitalisés, en manque de trésorerie ou incapable de trouver une vraie rentabilité dans des séries trop limitées, beaucoup de chantiers sont trop fragiles pour résister au moindre soubresaut de la conjoncture. Sans oublier les raids financiers ni les catastrophes industrielles. Tandis que les salariés de Jeanneau s’endettent pour racheter leur entreprise à son propriétaire américain désireux de changer d’air, Bénéteau subit de plein fouet une crise imprévisible. Le fournisseur d’un catalyseur de résine lui a vendu un produit défectueux et des centaines de First sont frappés par un mal inconnu : l’osmose. Le gel-coat n’est plus étanche, il cloque et devient poreux. La firme de Saint-Gilles doit traiter les bateaux atteints. Elle finira par obtenir gain de cause contre son fournisseur. En attendant, pour la première fois depuis sa prise de leadership, elle affiche une perte de 1,8 millions d’Euros.

L'essor de la location

Pourtant, l’envie de mer comme la demande pour les voiliers de croisière ne faiblissent pas. Ces tourmentes ne peuvent donc entamer en profondeur le dynamisme d’un nautisme français arrivé à maturité. L’expansion concerne toutes les activités : des marinas sortent de la mer, des équipementiers prospèrent (Plastimo), des distributeurs d’accastillage étendent leur toile sur tout l’hexagone (Uship). Et en 1986, une loi apporte une fantastique bouffée d’oxygène à un secteur encore embryonnaire, la location. Le texte, dit Loi Pons, autorise la défiscalisation des investissements à vocation touristique dans les départements et territoires d’outre-mer. C’est une aubaine pour ces collectivités : en cinq ans, aux Antilles Françaises, la flotte locative est ainsi multipliée par dix. Elle passe de 110 bateaux en 1986 à près de 1000 en 1990. Le nombre de touristes attirés par la perspective d’une semaine de voile au soleil est multiplié par sept. C’est une chance pour les constructeurs : les nouvelles sociétés de location commandent des dizaines, bientôt des centaines de bateaux. 

Le tout jeune chantier Fountaine-Pajot, a lancé le premier multicoque de croisière de grande série français en 1983 -le Louisiane-, pour surfer sur la vague des victoires océaniques de son grand frère Charente Maritime. Il ignore encore qu’il initie ainsi le boom futur de ces bateaux. Aussi habitables que confortables, les unités à deux coques s’apprêtent à conquérir les flottes de location. De nouveaux constructeurs vont profiter de la vogue naissante, comme Jeantot Marine aux Sables d’Olonne ou Catana au Canet-en-Roussillon. 

On comptait 159 sociétés de location en 1985. Elles seront 254 cinq ans plus tard. Leur petit millier de salariés généreront un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’Euros. Ce n’est à l’évidence qu’un tout début.

Au total, en 1990, les 4 644 entreprises de la filière nautique française emploient plus de trente mille salariés. Leur chiffre d’affaires dépasse pour la première fois les deux milliards d’Euros, dont plus de la moitié à l’exportation. La plaisance française est désormais un solide secteur économique qui dynamise fortement les régions littorales. 

Une décennie s’achève. Le monde sursaute lorsque l’Irak envahit le Koweït. Les années 90 seront le théâtre de grands bouleversements.

(*) Autant que possible, pour faciliter les comparaisons avec l’époque actuelle, toutes les sommes indiquées sont converties en Euro

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