Course et croisière, la régate des chantiers

Olivier Le Carrer
Innovation
Spi Ouest-France ©G.Beauvais
Un temps délaissée, la compétition retrouve une place de première plan sur le marché de la voile habitable grâce à l'émergence d'épreuves à succès comme le Spi Ouest France et à l'importance que les constructeurs lui accordent maintenant dans leur stratégie de communication.

Dans les pages des magazines nautiques, les publicités sont révélatrices de cette évolution. Dès le début des années quatre-vingt, les chantiers y font de plus en plus souvent référence aux bons résultats en course de leurs bateaux. Et leurs personnels s’impliquent directement sur l’eau, histoire de ne rien laisser au hasard dans la construction de palmarès éloquents.

Un simple coup d’oeil aux classements de la Semaine de La Rochelle 1981 suffit à s’en assurer : dans la plus grande classe IOR on voit ainsi s’affronter Sea Lab – un Gib Sea 126 soigneusement préparé et mené par l’équipe de Gibert Marine – et Snifour, le Dufour 4800 barré par Bruno Troublé, un des responsables du chantier rochelais et régatier internationalement renommé. La compétition tourne à l’avantage de Snifour, qui a déjà gagné la SNIM (Semaine Nautique Internationale de la Méditerranée, à Marseille) quelques semaines plus tôt, et les communicants de Dufour ne manquent pas de le faire savoir dans la presse. La classe V de la même épreuve est le théatre d’une autre confrontation directe entre deux bateaux “de chantiers”, autrement dit optimisés pour la course et servis par de très bons équipages, souvent salariés ou proches du constructeur. À l’issue d’une semaine de parcours variés, le Rush “proto” de Bruno Coutand, skipper attitré des bateaux Jeanneau, l’emporte finalement sur King First, le First Evolution de Jérôme Langlois; lequel se rattrapera quelques mois plus tard en gagnant la Half Ton Cup. L’année suivante, la classique rochelaise rassemble encore davantage de professionnels. On y retrouve notamment Bruno Troublé – cette fois à la barre du tout nouveau Dufour 39 – à la bagarre avec un autre champion, Éric Duchemin, qui mène le dernier né de Bénéteau, le First 38. En classe IV, c’est François Chalain, l’un des piliers du chantier de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, qui défend brillamment les couleurs de la maison à bord de Lanturlu VII, un First 32. Et dans la catégorie des croiseurs à handicap, l’implication des marques est tout aussi importante avec une lutte serrée entre le Dufour 3800 très affuté de l’excellent régatier Philippe Machefaux et le Feeling 920 d’Éric Cadro, un cadre du chantier Kirié.

First Evolution ©F.ALLAIN
First Evolution ©F.ALLAIN

Le passage obligé des croiseurs rapides

Le pli est désormais pris pour tout le monde : les constructeurs de voiliers à tendance “performance” s’organisent pour que leurs productions figurent le mieux possible dans les grands rendez-vous de la saison, et les passionnés guettent attentivement les résultats de ceux-ci pour voir si la nouveauté aperçue au Salon Nautique semble tenir ses promesses.
Au fil des années et de la sortie des nouveau modèles, First 42, Sun Shine, Sun Rise, First 35s5, Sun Legende 41, First 41s5, Sun magic 44, First 45f5 – pour ne citer qu’eux – vont tenir successivement le haut de l’affiche, les deux géants rivaux, Bénéteau et Jeanneau, se taillant la part du lion à ce jeu. Celui-ci bénéficie d’ailleurs de nouvelles caisses de résonance avec la montée en puissance d’épreuves comme la Course Croisière EDHEC, qui rassemble des milliers d’étudiants auxquels se mêlent de grands régatiers, et surtout le Spi Ouest-France. Créé en 1979 à l’initiative de Gilles Le Baud et André Facque, ce dernier dépasse les cent bateaux engagés dès la troisième édition avant de franchir huit ans plus tard, la barre des trois cents (et celle des cinq cents dans les années 1990…). Réservé à la voile habitable, cet évènement compense la relative désaffection des semaines “généralistes”, dont la dispersion entre une multitude de catégories disparates a fini par diminuer l’intérêt. Disputé chaque année à La Trinité-sur-Mer au moment de Pâques, le Spi devient vite le rendez-vous incontournable d’avant saison.

Et si l’on retrouve souvent des équipages de professionnels du nautisme aux places d’honneur, il n’est pas inutile de rappeler que la grande majorité de la flotte est constituée de bateaux de propriétaires menés par de vrais amateurs. Parmi eux, les plus aguerris trouvent même une motivation supplémentaire dans le fait de pouvoir se comparer bord à bord avec des bateaux “de chantiers”. Ils mettent un point d’honneur à essayer de les devancer et y parviennent régulièrement.

First 41S5 ©G.Martin Raget
First 45F5 ©G.Beauvais

Polyvalence contre monotypie

Si l’on observe les chiffres de participation aux grandes classiques, mais aussi aux épreuves locales, il apparaît clairement que seul un petit pourcentage des acheteurs de croiseurs rapides régatent vraiment. Les autres n’en sont pas moins sensibles à l’image positive associée aux bateaux qui gagnent et à l’assurance de profiter en les choisissant de bonnes qualités marines. Ce marché a d’autant plus de succès que les modèles proposés ne se contentent pas de bien marcher sous voiles : ils offrent aussi le confort de vrais croiseurs. Les architectes alors en vogue sur ce créneau – Jean Berret, Jean-Marie Finot, German Frers, Ron Holland, Doug Peterson, Jacques Fauroux, Tony Castro, Philippe Briand, Bruce Farr… – savent très bien combiner carènes efficaces et volumes habitables généreux, et les finitions intérieures proposées par les constructeurs n’ont plus rien à voir avec l’austérité qui caractérisait souvent les modèles de la décennie précédente.
À côté de ces modèles très polyvalents se développe un petit marché aux options plus radicales : celui des monotypes de course au large. Pionniers du genre, le First Class 10 et le Sélection de Jeanneau (respectivement 10,45 m et 10,90 m de long) sont présentés au CNIT en janvier 1984. Mais les jeux sont déjà faits, au moins sur le plan commercial, le second ayant été choisi pour devenir le bateau officiel du Tour de France à la voile, succédant à l’Écume de mer, au First 30, et au Rush Royale qui ont fait les beaux jours de cette épreuve depuis 1978. Le Sélection va profiter de ce tremplin pour connaître une belle diffusion – plus de trois cents exemplaires – pour un voilier nettement plus spartiate que les croiseurs rapides de même taille. Bénéteau lancera ensuite le First Class Europe, voilier de 11 m entièrement voué à la performance et surtout le monotype Figaro qui, à partir de 1990, va faire rentrer la célèbre course en solitaire dans une nouvelle ère.

First Class 10 ©F. Allain

Des séries au grand large

Un autre espace s’ouvre de plus en plus aux croiseurs rapides produits en série : celui de la course océanique. Au printemps 1981, deux First 35 et deux Sun Fizz prennent ainsi le départ de la Transat en double, entre Plymouth et Newport, et bouclent le parcours sans encombres devant nombre de concurrents réputés plus rapides, y compris des multicoques. Fort de sa plus grande longueur, le Sun Fizz de Patrice et Jean-Michel Carpentier termine en tête du quatuor en 20 jours et 5 heures, avec un peu plus d’un jour d’avance sur le First 35 de Patrick Éliès et Dominique Hardy qui gagne cette Transat en classe V, la catégorie des moins de 35 pieds. Leurs temps de traversée méritent que l’on s’y arrête : ces deux bateaux de série de taille modérée (respectivement 11,75 m et 10,71 m de longueur) ont mis plusieurs jours de moins que le vainqueur de l’Ostar 1968, le grand (plus de 17 m) et performant Sir Thomas Lipton mené par Geoffrey Williams. Le Sun Fizz des frères Carpentier est même allé plus vite sur l’ensemble du parcours que Pen Duick IV, le trimaran de 20 m d’Alain Colas, vainqueur en 1972 !

Un an plus tard, deux First 42 et un Trinidad de Jeanneau participent à la grande course La Rochelle – La Nouvelle-Orléans. Et sur la ligne d’arrivée de la Route du Rhum 1982, à Pointe-à-Pitre, on retrouve deux Sun Shine qui terminent en parfait état de marche après 24 jours de traversée, tout près de monocoques et de multis beaucoup plus grands.

Le même phénomène s’observe les années suivantes dans d’autres classiques océaniques avec des voiliers de série produits par les principaux chantiers français – Bénéteau, Jeanneau, Dufour, Kirié… – parfois avec le soutien technique de la marque concernée. L’enjeu sportif reste évidemment limité, ces bateaux n’ayant aucune chance de rivaliser avec les machines les plus rapides, mais l’impact de ces participations est réel, à la fois pour les constructeurs qui profitent ainsi d’un retour d’expérience exceptionnel et pour les pratiquants qui peuvent apprécier les capacités en haute mer des bateaux de leurs rêves. L’évolution des types de voiliers utilisés pour les croisières lointaines est d’ailleurs significative en ce sens : alors que dans la décennie précédente, celles-ci s’envisageaient presque exclusivement à bord d’unités très spécifiques, dites “de voyage”, les plaisanciers désireux de rejoindre les Antilles ou même de faire un tour du monde sont maintenant de plus en plus nombreux à faire confiance à des modèles standards en polyester.

Sun Fizz
Sun Shine ©G.Beauvais

Un laboratoire pour la plaisance

La valorisation de la performance, dans la communication des professionnels comme dans la réflexion des plaisanciers, ne se limite pas à l’analyse des palmarès des bateaux de série. Elle peut aussi s’appuyer sur la participation à des projets exceptionnels, par exemple la réalisation d’un prototype pour des compétitions prestigieuses. En 1980, le chantier Dufour ne manque pas de rappeler que le Dufour 9000 a été conçu par le même architecte – Johan Valentijn – et construit dans les mêmes ateliers que le 12 m JI France 3 qui, aux mains de Marcel Bich et Bruno Troublé, a dominé le challenger britannique dans les éliminatoires de la Coupe de l’America.

Du côté de l’Admiral’s Cup, le chantier Wauquiez insiste sur le fait que son Centurion 42, dessiné par Ed Dubois, est inspiré de l’admiraler Indulgence, vainqueur des sélections anglaises en 1983. Bénéteau est allé encore plus loin sur ce terrain, s’impliquant au plus haut niveau dès l’édition 1981 en construisant Lady Be Good, une version prototype du First 42 – plan Frers – menée par Éric Duchemin et Helmer Pedersen. Cet engagement portera ses fruits lors de l’Admiral’s Cup 1985 avec la victoire au classement individuel de Phoenix, un concurrent anglais entièrement conçu en France. Phoenix fait partie d’une série limitée de prototypes (baptisée First 40 One Ton, elle inspirera ensuite la série des First Class 12) pour laquelle les architectes Jean Berret, Jean-Marie Finot et Jacques Fauroux ont mis en commun leurs talents. Plusieurs bateaux construits sur ce modèle vont également faire parler d’eux à l’image de Coyote, Fière Lady, Fair Lady, ou encore de l’Irlandais Justine V et de l’Américain Glory.
Soucieux de profiter lui aussi du laboratoire de la haute compétition, Jeanneau a créé de son côté la structure Jeanneau Techniques Avancées, un atelier dirigé par Jean-François de Prémorel qui va construire toutes sortes de voiliers de course – y compris de grands multicoques océaniques – et tester des matériaux et des méthodes différents de ceux utilisés dans la grande série. Sortiront notamment des hangars de JTA les trois trimarans de 60 pieds composant le podium de la Route du Rhum 1990, à commencer par le fameux Pierre 1er de Florence Arthaud.

Les références à la compétition sont alors omniprésentes dans les publicités ou les brochures. Même Gibert Marine, qui s’en était éloigné après l’échec commercial de son Gib Sea Plus 90 (dont le prototype avait gagné la Solitaire du Figaro 1982 avec Philippe Poupon) y revient en construisant – avec le chantier Hervé – l’admiraler Turquoise, dessiné par Michel Joubert et Bernard Nivelt pour l’édition 1987. Mais c’est encore Bénéteau qui saura décrocher le graal en construisant sur plans Briand le two-tonner Corum Rubis qui, après une première participation en 1989, fera partie deux ans plus tard de la première équipe française à gagner l’Admiral’s Cup.

Nous attaquons la Two Star comme la grande course d'une Ton Cup, le couteau entre les dents. Nous verrons bien assez tôt si nous sommes essoufflés en arrivant de l'autre côté. Patrick Éliès avant sa Transat sur un First 35 en 1981

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